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Blog régional de l'association Survie (Aude, Gard, Hérault,Lozère,Pyrénées-orientales)

mardi 23 avril 2013

Les militants maliens opposés à l’intervention française doivent pouvoir venir en France s’exprimer !

Aminata Traoré (ancienne ministre démissionnaire de la culture du Mali, initiatrice de l’appel des Femmes du Mali contre la guerre), a été invitée à Paris pour exposer ses prises de position contre l’intervention française au Mali, lors d’une réunion publique prévue le 22 avril à l’AGECA et intitulée « Non à la guerre au Mali ! Retrait des troupes ! ».
Lors du Forum Social Mondial de Tunis, elle déclarait en effet : « La guerre qui a été imposée aujourd’hui au Mali n’est pas une guerre de libération du peuple malien, mais une guerre de pillage des ressources. Je regrette que nombre de militants se trompent de défi en soutenant une guerre qui est une guerre de positionnement pour une ancienne puissance coloniale ».
Aminata Traoré, qui s’est vue accorder un visa pour se rendre à Berlin du 17 au 19 avril, a été informée par l’ambassade d’Allemagne que la France a empêché l’obtention d’un visa pour tous les pays Schengen.
Comment ne pas faire le lien entre les convictions politiques d’Aminata Traoré et le fait qu’elle soit persona non grata en France ?
Cette censure d’une militante antiguerre malienne est scandaleuse. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’Etat français procède de la sorte, puisque Oumar Mariko, Secrétaire Général de SADI (Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’Indépendance), a été renvoyé au Mali au printemps 2012 alors qu’il était en transit à Roissy pour se rendre aux USA. Il n’a toujours pas la liberté de circuler à l’heure actuelle.
Nous exigeons du Quai d’Orsay de ne pas faire obstruction à la venue en France de ces militantEs, aujourd’hui comme à l’avenir.
Le 22 avril 2013
Signataires : Alternative Libertaire (AL), Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique (AFASPA), Coup pour Coup 31, Gauche anticapitaliste (GA), Emergence, Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP), Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), Parti des Indigènes de la République (PIR), Sortir du Colonialisme, Survie

Images de JumoPhoto d’Aminata Traoré sur le stand de Survie au FSM de Tunis il y a quelques semaines :

Ce que le monde connaissait de la situation du Rwanda en 1993

Intervention de l'association Survie à la commémoration d’Ibuka Rhône-Alpes à Lyon le 20 avril 2013
Intro
Bonjour à tous,
On m’a demandé d’intervenir sur ce qui était connu, en 1993 par la communauté internationale, de la situation rwandaise de l’époque.
Qu’est ce que le monde connaissait de la situation juste avant le génocide ? N’a-t-on rien vu venir ?
Je vais commencer par évoquer des télégrammes diplomatiques émis par l’ambassade de France, et ensuite, je parlerai de la communauté internationale dans son ensemble.
Vous savez que la France est intervenue au Rwanda à partir de 1990, date à partir de laquelle notre pays a été extrêmement présent, et était sans conteste le pays qui avait le plus de contacts et le plus d’informations sur la situation rwandaise. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de biais dans l’analyse faite par la diplomatie française et par nos responsables politiques et militaires, néanmoins il est évident que la France connaissait très bien ce qui se passait au Rwanda.
Télégramme du colonel Galinié, attaché de Défense à Kigali, 13 oct 90
Le 13 octobre 90, l’attaché de défense à l’ambassade de France à Kigali, le colonel Galinié, fait le point sur la situation générale dans un télégramme diplomatique. Un point est mentionné, je cite :
« Les paysans hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines, des massacres sont signalés dans la région de Kibilira à 20 kilomètres nord-ouest de Gitarama. Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se concrétiser. »
Télégramme Martres 15 oct 90
L’ambassadeur Martres écrit deux jours plus tard dans un télégramme où il remonte à Paris l’analyse de la situation par la population d’origine tutsi :
« Les Tutsi sont convaincus que si la victoire du pouvoir actuel était totale [face au FPR], le départ des troupes françaises et belges aurait pour résultat d’aggraver la répression et les persécutions et conduirait à l’élimination totale des Tutsi. »
Télégramme Galinié 24 oct 90
Dans un autre télégramme, le 24 octobre 90, le colonel Galinié donne son appréciation de la situation politique.
Les autorités gouvernementales, écrit-il…
« ne peuvent admettre un abandon territorial, au motif d’un cessez-le-feu, au profit d’envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959 »,…
lesquels envahisseurs selon le colonel Galinié…
« rétabliraient probablement au nord-est le régime honni du premier royaume tutsi […]. Ce rétablissement avoué ou déguisé entraînant selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les Hutus 7.000.000 d’individus. »
Télégramme Martres du 19 déc 90
A la fin de l’année 90, les différents ambassadeurs en poste à Kigali sont très inquiets de la situation rwandaise. L’ambassadeur français Martres envoie à Paris le projet d’un rapport commun des ambassadeurs de pays de la communauté européenne au Rwanda, et écrit à la fin de son télégramme diplomatique :
« Ce texte préparé par l’ambassadeur  de la république fédérale d’Allemagne en qualité de président  traduit l’extrême préoccupation de la communauté internationale au Rwanda devant l’aggravation de la tension ethnique. La dernière livraison du journal Kangura dont j’ai rendu compte dans mon télégramme diplomatique 740 du 17 décembre a encore accentué la nervosité de la population au sein de laquelle l’idéologie de l’extrémisme hutu gagne du terrain chez les uns, tandis qu’elle terrorise les autres. »  
Nous sommes fin 1990.
Télégramme Colonel Cussac, attaché de Défense à Kigali, 22 Jan 92
Le 22 janvier 92, le nouvel attaché de Défense à Kigali, le colonel Cussac, remonte à Paris l’information que le régime Habyarimana fournit des armes à la population civile. Je cite :
« Le ministère de l’intérieur rwandais a décidé après le dernier massacre de populations civiles d’armer la population de la zone frontalière. 300 armes […] seront distribuées dans le secteur de Ruhengeri et Byumba et 76 dans le Mutara. ».
Les armes, d’après ce qui a été dit au colonel Cussac seront distribuées à des…
«personnes constituées en milice d’auto-défense » 
Paris est donc parfaitement informé de cet état de fait, sans que cela interrompe le moins du monde les livraisons d’armes par la France au régime rwandais.
Pourtant, le colonel Cussac s’interroge ouvertement dans son télégramme :
« Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de servir à l’exécution de vengeances personnelles, ethniques ou politiques ? »
Rapport Gillet et Jadoul fév 92 publié mai 92
En janvier puis février 1992, Eric Gillet et André Jadoul, avocats au barreau de Bruxelles, effectuent deux missions au Rwanda pour le compte de la ligue belge de défense des droits de l’Homme. Dans leur rapport, édité en mai 92 par le Comité pour le Respect des Droits de l'Homme et la Démocratie au Rwanda, ils écrivent à propos des massacres des Bagogwe :
« Les persécutions ont consisté en pillages de maisons, en assassinats, en emprisonnements également. Les assassinats ont rapidement pris une ampleur telle que l'on a pu parler de massacres, voire de génocide. »
Le mot de ‘génocide’ est prononcé, donc dès 1992.
Eric Gillet et André Jadoul ajoutent :
« Les témoignages recueillis décrivent les pires atrocités »…
atrocités qu’ils décrivent dans leur rapport. Ils ajoutent, je cite :
« Le nombre de témoignages allant dans le même sens nous fait tenir pour certain que la région contient quelques charniers collectifs de grande ampleur, et un grand nombre d'endroits où des corps en petit nombre ont été enterrés. […]
La situation s'est caractérisée par une intervention de l'armée et des autorités civiles pour attiser la tension et, ensuite, soit encadrer des groupes de paysans qui s'en allaient accomplir la sale besogne, soit assurer des groupes autonomes de paysans de l'impunité complète, ou encore perpétrer eux-mêmes des exactions. […]
Actuellement, personne, que ce soit des civils, des autorités locales ou des militaires, n'a eu à subir la répression pour des crimes et délits commis par les autorités rwandaises légalement compétentes dans ces circonstances. »
Télégramme sur rapport mission qui va sortir du 19 jan. 93
Du 7 au 21 janvier 93, une mission internationale d’enquête, organisée à la demande de la société civile rwandaise, et composée de nombreuses associations de défense des droits de l’homme dont la FIDH (la Fédération Internationale des Droits de l’Homme), se rend au Rwanda pour enquêter sur les vagues de massacres qui se déroulent depuis octobre 90, et notamment sur le massacre des Bagogwe en 91.
Jean Carbonare, membre de la mission et français, rencontre à Kigali l’ambassadeur Martres pour lui faire part en avant-première des résultats de la mission. L’ambassadeur remonte à Paris le contenu de cette rencontre par télégramme diplomatique, en date du 19 janvier 93. Je cite :
 « Sur le plan des faits, le rapport que la mission déposera à la fin du mois de janvier en Belgique ne fera qu’ajouter l’horreur à l’horreur déjà connue. En revanche, Monsieur Carbonare affirme qu’elle a obtenu les aveux d’un membre « repenti » des « escadrons de la mort », Janvier Africa, actuellement détenu à la prison de Kigali pour d’autres crimes. Ces aveux démentent la thèse officiellement adoptée jusqu’ici selon laquelle ces violences ethniques ont été provoquées par les réactions de la population aux attaques du FPR perçues avant tout comme venant des Tutsi.
Selon Janvier Africa, les massacres auraient été déclenchés par le président Habyarimana lui-même au cours d’une réunion de ses proches collaborateurs. Monsieur Carbonare m’en a présenté la liste (les deux beaux-frères du président, Casimir Bizimungu, les colonels Bagosora, Nsengiyumva, Serubuga, etc…). Au cours de cette réunion, l’opération aurait été programmée, avec l’ordre de procéder à un génocide systématique, en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats, sans doute pour rendre celle-ci plus solidaire dans la lutte contre l’ethnie ennemie.
Il ne semble pas que la mission d’enquête va maintenant vérifier, comme elle le devrait, les affirmations de Janvier Africa auprès des personnes qu’il accuse. »
Trois choses à propos de l’extrait que je viens de vous lire de ce télégramme diplomatique :
Premièrement, l’horreur, selon les termes de l’ambassadeur, est déjà connue.
Deuxièmement, si l’ambassadeur Martres reproche à la mission de ne pas vérifier les accusations auprès des personnes mises en cause, lui-même et les autorités françaises auraient du faire ce travail de vérification, étant donné la gravité de ce qui est affirmé, s’ils avaient réellement eu des doutes sur les conclusions de la mission. D’autres télégrammes tendant à montrer que Martres n’était pas tout à fait dupe…
Troisièmement, j’insiste là-dessus du fait de l’actualité judiciaire en France : on voit poindre l’accusation de participation du colonel Serubuga à la préparation de ces massacres à caractère génocidaire du début des années 90. Serubuga vit actuellement en France, à Strasbourg, et ce depuis des années. Une première plainte a été déposée le 6 janvier 2000 par des associations, contre ce présumé génocidaire. 13 ans après, il n’est toujours pas jugé. Pourquoi faut-il autant de temps pour juger un présumé génocidaire en France ?
Carbonare sur France2 28 jan. 93
Retour à janvier 93. Jean Carbone, à son retour du Rwanda, intervient au journal télévisé de France2, le 28 janvier 93. Face à Bruno Masure et devant des millions de téléspectateurs, Jean Carbonare alerte l'opinion publique française sur les crimes commis au Rwanda par le pouvoir en place, qui est un régime soutenu par la France. Il supplie pour que la France, qui en a le pouvoir, enraye le processus d’extermination qui se met en place. Nous sommes plus d'un an avant le début du génocide de 1994.
Avant l’interview elle-même, un reportage explique le contexte au téléspectateur. Le reportage de France 2 commence par des images de fosses communes, et par ces mots :
« Voici la preuve de la purification ethnique et politique érigée en principe par le pouvoir du Rwanda ».
Les derniers commentaires du reportage de la télévision française sont eux aussi sans ambiguïté :
« plusieurs centaines de militaires français détachés au Rwanda assurent un semblant de calme, pendant qu’au loin, dans le secret mal gardé des montagnes, on purifie ».
Jean Carbonare répond aux questions de Bruno Masure :
« Ce qui nous a beaucoup frappé au Rwanda, c’est à la fois l’ampleur, la systématisation, l’organisation même, de ces massacres. […] Il y a un mécanisme qui se met en route […] On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité […] nous insistons beaucoup sur ces mots ».
Génocide, le mot est de nouveau prononcé.
Jean Carbonare ajoute :
« Notre pays, qui soutient militairement et financièrement ce système, a une responsabilité. [...] Notre pays peut, s’il le veut, peser sur cette situation ».
Conscient du pouvoir de la France sur le régime rwandais, Jean Carbonare essaie de nous convaincre d’agir, parce qu’il est encore possible d’arrêter cette descente vers l’abîme.
« J’insiste beaucoup : nous sommes responsables ! Vous aussi, Monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose, vous devez faire quelque chose…, pour que cette situation change, parce qu’on peut la changer si on veut ! […] On peut faire quelque chose, il faut qu’on fasse quelque chose… ».
Rapport de la mission envoyé à l’Élysée
Quelques jours plus tard, Jean Carbonare sera reçu à l’Élysée, par Bruno Delaye, le monsieur Afrique de François Mitterrand.
Dans un courrier envoyé à ce conseiller direct du Président de la République, Jean Carbonare fournit la liste des noms des organisateurs des massacres, selon le témoignage reçu par la mission d’enquête internationale : y figurent, entre autre, Juvénal Habyarimana, le colonel Bagosora, le colonel Serubuga, ou le capitaine Simbikangwa. C’est chez se dernier que se passaient les réunions.
Pascal Simbikangwa vit, lui aussi, aujourd’hui en France, en prison pour trafic de faux papiers, et nous avons appris il y a quelques semaines qu’il devrait être le premier présumé génocidaire à être jugé par notre pays, soit à la fin de cette année, soit en 2014. Cela a été permis par une plainte de plusieurs associations, dont le CPCR, le parquet, c'est-à-dire l’État français, n’ayant montré initialement aucune volonté de poursuivre ce monsieur en justice.
Par ailleurs, le courrier envoyé à l’Élysée à Bruno Delaye, suite à la mission internationale d’enquête, comportait également le compte-rendu du témoignage, recueilli au Rwanda par la mission, du père Joaquim Vallmajo. Je cite :
« Après plus de vingt années passées dans le pays, le père Vallmajo pense que le pouvoir actuel est « allé trop loin » dans la violence et toutes les violations des droits de l’homme pour « faire marche arrière ». La seule voie qui lui reste est de s’enfoncer encore davantage dans cette violence en mettant le pays à feu et à sang, et en sabotant tous les accords ou tentatives de rapprochement et d’apaisement. »
Le rapport de la mission internationale d’enquête ne fait que s’ajouter à ce qui était déjà connu, comme on l’a vu, par Paris. En France, ceux qui suivent le dossier du Rwanda, et notamment les plus hautes autorités de l’État français, sont donc parfaitement au courant à l’époque, non seulement de la dérive génocidaire du régime rwandais, mais également de la possibilité de l’avènement du génocide total.

Rapport de la mission envoyé à l’ONU
Un compte-rendu écrit de cette mission d’enquête international sur les violations massives et systématiques des droits de l’Homme au Rwanda, a également été présenté à l’ONU, et mis à l’ordre du jour de la commission des droits de l’Homme, par la FIDH en tant qu’ONG dotée du statut consultatif. Cette fois-ci, c’est bien la communauté internationale dans son ensemble qui ne peut pas dire qu’elle ignorait tout de la situation rwandaise.
Rapport Waly Bacre Ndiaye août 93
Suite à cela, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Bacre Waly Ndiaye, demande à se rendre au Rwanda. Il s’y rendra très rapidement, et rendra son rapport le 11 août 93.
Dans ce rapport, le rapporteur de l’ONU écrit, je cite :
« Le 7 avril 1993, alors que le Rapporteur Spécial venait d’arriver au Rwanda, le Président de la République rwandaise et le Premier ministre (ce dernier étant issu du […] MDR, principal parti d’opposition), ont rendu publique une déclaration conjointe relative au rapport de la Commission internationale d’enquête […]. Dans ce document, les auteurs reconnaissent la substance des allégations contenues dans le rapport. En particulier, l’existence de massacres de populations civiles y est admise et regrettée, de même qu’une certaine responsabilité de quelques autorités rwandaises. »
Mais bien sûr, les autorités rwandaises essaient par ailleurs de rejeter tous les aspects sur l’intentionnalité, et essaient de faire diversion en invoquant la guerre en cours et en incitant la communauté internationale à s’intéresser aux crimes du FPR.
Mais Bacre Wally Ndiaye écrit :
« [L’] attaque [il fait référence à l’attaque du FPR de 1990] et une politique de propagande gouvernementale délibérément orientée eurent pour effet la désignation collective de tous les Tutsi de l’intérieur comme complices du FPR. C’est cet amalgame, ainsi que le climat et les directives qui en ont découlés, qui ont déclenché les massacres de populations civiles […]. »
Il ajoute également :
« Si pour la majorité de la population la cohabitation pacifique entre les deux ethnies principales est possible, il existe cependant une certaine élite qui, pour s’accrocher au pouvoir, continue à alimenter la haine ethnique, par exemple en répandant des rumeurs néfastes aux Tutsi. A ce sujet, un amalgame est fréquemment fait entre l’ethnie Tutsi et le FPR. »
Plus loin, le rapporteur spécial de l’ONU note :
« Il règne actuellement au Rwanda un climat de méfiance et de terreur.[…] parfois [la] criminalité sert de couvert à des violences de nature politique : il existe plusieurs affaires d’assassinats ou de tentatives d’assassinats d’opposants politiques, de journalistes ou de témoins gênants qui ont été mis sur le compte de la criminalité de droit commun. Il faut ajouter que la situation est d’autant plus explosive que les autorités ont distribué des armes à des civils, officiellement pour combattre le FPR […].  »
Et plus loin dans son rapport, Bacre Waly Ndiaye détaille les types de violations de droits de l’homme, notamment :
« Massacres de populations civiles
Des massacres de populations civiles ont été commis, soit par les forces de sécurité rwandaises, soit par certains éléments de la population. Les tueries ont eu lieu non seulement dans les zones de combat pendant ou après les affrontements, mais également dans des régions tout à fait à l’écart des hostilités. Dans ces derniers cas, il a été démontré à maintes reprises que les agents de l’Etat étaient impliqués, soit directement par incitation, planification, encadrement ou participation à la violence, soit indirectement par incompétence, négligence ou inaction volontaire .
[…]
 Menaces de mort et assassinats « politiques »
Ces méthodes ont été utilisées pour intimider ou éliminer des opposants au régime (hommes politiques, journalistes, etc.), des témoins de violations des droits de l’homme ou des défenseurs des droits de l’homme. Ces violations du droit à la vie ont parfois été commises par des agents de l’Etat.
Elles peuvent aussi souvent être imputées aux milices de deux partis (le MRND et la CDR) ou à des groupes armés clandestins prétendument proches du pouvoir en place. Les techniques utilisées incluent entre autre l’empoisonnement, les simulations de crimes crapuleux et les menaces de mort. Il faut remarquer que de telles pratiques visent également des Hutu et continuent d’être utilisées au moment de la rédaction du présent rapport. »
Plus loin, toujours dans ce rapport connu par la communauté internationale l’année précédent le génocide, Bacre Waly Ndiaye identifie les responsabilités :
« Violations imputables aux Forces Armées Rwandaises
Les FAR ont […] joué un rôle actif et planifié au plus haut niveau dans certains cas de tueries de Tutsi par la population, notamment en ce qui concerne les massacres visant les Bagogwe : on reproche par exemple aux soldats du camp de Bigogwe (commune de Mutura) d’avoir organisé pendant la nuit du 4 février 1991 des simulacres d’attaques rebelles pour ensuite déclencher une répression aveugle et sanglante contre de prétendus complices. Les FAR sont accusées de s’être livrées à des incitations au meurtre et d’avoir fourni un appui logistique aux tueurs.
[…]
Violations imputables à des agents de l’administration territoriale
Le rôle de ces fonctionnaires (préfets, sous-préfets, bourgmestres, conseillers, responsables de secteurs et de cellule) dans les massacres de populations civiles se situe principalement au niveau de l’incitation, de la planification, de l’encadrement et dans certains cas, de la participation physique. Il existe en effet de nombreux rapports bien documentés montrant que des bourgmestres ont répandu des rumeurs infondées exacerbant la haine ethnique et ont incité la population à massacrer des Tutsi. Dans certains, des agents de l’administration ont facilité la tâche des auteurs de massacres en mettant à la disposition de ceux-ci des moyens matériels, tels que des véhicules ou du carburant. […]
Si l’attitude et les actions de certains bourgmestres et d’autres agents de l’administration territoriale ont été criminelles, il faut relever que d’autres ont fait preuve de courage et ont refusé de participer de quelque manière que ce soit aux massacres. Beaucoup d’entre eux l’ont payé ultérieurement, puisqu’ils ont été blâmés, mutés ou limogés. Certains ont même été  menacés de mort. 
[…]
Violations imputables aux milices de partis politiques
Les organisations des jeunesses de certains partis politiques se sont vues transformées en milices, parfois armées, et ont été utilisées dans la lutte pour le pouvoir. […] Il a été rapporté à maintes reprises que deux de ces milices, celles du MRND et de la CDR, se sont rendues coupables d’incitation à la violence contre les tutsi, de massacres de populations civiles et d’assassinats individuels à caractère politique. […] Il a aussi été rapporté que ces milices auraient été entrainées par des membres de la garde présidentielle et par des militaires. »
Je ne suis pas en train de lire un rapport issu du TPIR, du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Pourtant la ressemblance est frappante. Tous les ingrédients que l’on retrouvera dans le génocide au printemps 94 sont ici déjà présents.
Autre citation :
« L’absence d’État de droit semble délibérée. »
Et à propos de l’impunité ambiante, Bacre Waly Ndiaye écrit :
« Des leçons devraient être tirées du passé : comme on l’a vu dans la partie du présent rapport s’occupant de l’histoire du Rwanda, le pays a connu auparavant de nombreux massacres à caractère ethnique. De telles violences s’y reproduisent périodiquement, et les coupables, qui sont dans la plupart des cas connus de tous, restent impunis. »
« Des leçons devraient être tirées du passé ». Cette phrase fait mal quand on la lit aujourd’hui, et elle devient de fait accusatrice vis-à-vis de la communauté internationale, pour son inefficacité et pour sa lâcheté – sans parler de la France, qui ne s’est pas contenté de ne rien faire, mais a en plus continué à soutenir le régime des extrémistes.
Quant à l’impunité ambiante comme source du crime à venir, cela devrait faire méditer certains de nos responsables politiques français, à commencer par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy qui ont été pendant de si longues années à la fois les responsables de fait de l’exécutif et les garants de l’indépendance de la justice, de si longues années pendant lesquelles les présumés génocidaires ont vécu en toute quiétude sur notre sol, sans qu’aucun, aucun, d’entre eux, ne soit poursuivi à l’initiative de l’Etat français, et sans qu’aucun ne soit jugé, malgré les plaintes des associations et les années qui passaient.
Toujours dans son rapport de 93, à propos de la propagande, qualifiée de « nocive », le rapporteur de l’ONU écrit :
« L’implication des médias dans la propagation de rumeurs infondées et dans l’exacerbation des problèmes ethniques a été relevé à maintes reprises. Radio Rwanda, qui constitue la seule source d’information pour la majorité d’une population au faible niveau d’instruction, et qui demeure sous le contrôle direct de la présidence, a joué un rôle néfaste dans la genèse de plusieurs massacres. Ceci est particulièrement vrai pour certaines émissions en kinyarwanda dont le contenu différait très sensiblement de celui des informations transmises en français, langue que ne comprend qu’une petite partie de la population. »
Dans ces revendications, Bacre Waly Ndiaye énonce :
« La communauté internationale ne peut rester indifférente à  [la] situation [des Rwandais] et doit donc apporter son concours là où celui de l’État rwandais est insuffisant ou inexistant. En outre, les droits de l’homme doivent être la préoccupation essentielle de tout système de surveillance ou d’application de ces accords que l’OUA ou l’ONU vont mettre en place. »
Le Rapporteur Spécial de l’ONU soulève finalement explicitement, dans ce rapport d’août 93, la question de savoir si les massacres précités peuvent être qualifiés de génocide. Même s’il affirme qu’il ne lui appartient pas de se prononcer,  il écrit, je cite :
« Il ressort très clairement des cas de violences intercommunautaires portés à l’attention du Rapporteur spécial que les victimes des attaques, des Tutsi dans l’écrasante majorité des cas,  ont été désignés comme cible uniquement à cause de leur appartenance ethnique, et pour aucune autre raison objective. On pourrait donc considérer que les alinéas a) et b) de l’article II [qui  porte définition du génocide dans la convention de 1948] sont susceptibles de s’appliquer […] »
Bacre Waly Ndiaye rend par ailleurs hommage aux membres des ONG rwandaises, qui, je cite…
« sont en effet trop souvent les seuls qui, au risque de leur vie, agissent pour enquêter sur les violations des droits de l’homme, faire pression sur les autorités et dénoncer les coupables. »
Je n’ai pas parlé de la situation économique. Elle était catastrophique, entre autre du fait de la chute du cours du café, de l’endettement, mais également du fait de la corruption rampante et surtout de l’utilisation d’une partie ahurissante du budget de l’État pour l’achat d’armes. Le Rwanda a été soumis à un plan d’ajustement structurel, et, fait rare, même le FMI et la Banque Mondiale – ils étaient donc au courant – ont demandé à Juvénal Habyarimana d’augmenter les dépenses à vocation sociale et de réduire les dépenses d’armement. Ceci est resté lettre morte, sans aucune autre réaction de ces instances.
Lettre anonyme à Dallaire  déc 93
Après le rapport de l’ONU d’août 93, les informations continuent de parvenir aux membres de la communauté internationale. La pression continue de monter au Rwanda. Puisque nous ne parlons aujourd’hui que de la connaissance qu’avait la communauté internationale de la situation du Rwanda en 93, nous terminerons avec une lettre anonyme, envoyée début décembre 93 par des officiers des FAR qui se désolidarisent d’Habyarimana. Ce courrier fait état d’un projet visant à l’extermination des Tutsi pour empêcher la mise en œuvre des Accords d’Arusha et permettre à un groupuscule de se maintenir au pouvoir. Les destinataires de cette lettre anonyme sont Roméo Dallaire, certains diplomates en poste à Kigali, ainsi que les associations des droits de l’Homme, les différents partis politiques et les ministres rwandais. Je cite cette lettre :
 « […] certains militaires essentiellement originaires de la même région que le Président de la République et qui ont toujours préconisé la solution militaire au conflit actuel restent farouchement hostile à la mise en application de l’Accord de Paix pour des raisons évidentes d’intérêts égoïstes et de partisannerie aveugle.
L’attitude de ces militaires peut se comprendre dans la mesure où ils ont toujours été choyés par le régime du Président Habyarimana. C’est pourquoi ils restent imperméables à l’évolution politique en cours et cherchent à s’accrocher par tous les moyens à leur Maître qui, malgré ses beaux discours demandant au peuple rwandais de soutenir les Accords de Paix, est en réalité l’instigateur des manœuvres diaboliques tendant à semer le désordre et la désolation au sein de la population. Les événements qui viennent de se produire à Kirambo, Mutura, et Ngenda sont suffisamment éloquents.
D’autres massacres du genre sont en train de se préparer et devront s’étendre sur toutes les régions du pays à commencer par les régions dites à forte concentration de l’ethnie Tutsi notamment le Bugesera, Kibuye, Kibungo, etc. Cette stratégie vise à faire croire à l’opinion qu’il s’agit de troubles à caractère ethnique et inciter le FPR, comme ce fut le cas en février 1993, à violer le cessez-le-feu, ce qui servirait de prétexte pour la reprise des hostilités.
Ce plan machiavélique vise également certaines hautes autorités de ce pays, notamment Monsieur Twagiramungu Faustin, Premier Ministre du Gouvernement de Transition à Base Élargie, etc., etc… »
Roméo Dallaire affirmera plus tard, devant le TPIR, que cette lettre confirmait une information que les casques bleus avaient reçue d’Amadou Ly, le représentant résident du PNUD au Rwanda. A réception de ce courrier anonyme, Roméo Dallaire en a fait rapport à New York.
Conclusion
En 1993, la communauté internationale est donc parfaitement au courant de la réalité de la situation rwandaise. Tous les ingrédients qui mènent au génocide en 1994, et concourront à l’exécution du génocide, c'est-à-dire l’existence de massacres à caractère génocidaire, leur planification par un groupe d’extrémistes qui détiennent le pouvoir au sein de l’État, l’encadrement de ces massacres par une partie des FAR, l’appel à la haine ethnique via les médias, les manœuvres de manipulation et de provocation pour accuser le FPR et pour inciter aux massacres, l’exécution de ces massacres ethniques par des civils organisés en milices armées et entraînées par les FAR, l’impunité totale face aux crimes commis, tout cela est connu et public en 1993.
Au sein de la communauté internationale, certes, tous les décideurs n’étaient pas au fait de tout ce qui pouvait se passer dans tous les régions du monde, a fortiori encore moins du Rwanda. Mais des gens savaient.
Bien sûr, les passages choisis, que vous venez d’entendre, sont ceux qui mettaient en garde face à la dérive du régime d’Habyarimana et des extrémistes qui l’entouraient. Beaucoup d’autres communications officielles différaient dans leur analyse, notamment en France où l’on préférait se focaliser sur la guerre avec le FPR et fermer les yeux sur les crimes de nos alliés. Certains observateurs ou responsables de l’époque étaient plus optimistes, et avaient choisi d’énoncer des propos rassurants. L’Histoire leur a donné tord. Mais en tout état de cause, l’existence du risque de génocide, elle, personne ne pouvait la nier. Ceux qui ne voyaient pas étaient ceux qui ne voulaient pas voir.
Ceux qui aujourd’hui énoncent que l’on ne savait pas la vraie nature des extrémistes au pouvoir au Rwanda, que l’on ne connaissait pas les risques de génocide, ceux qui continuent aujourd’hui d’affirmer qu’il n’y a eu aucune planification du génocide, ceux qui énoncent que les massacres qui ont débuté le 7 avril 94 ont été le fait spontané de paysans illettrés qui auraient voulu venger l’assassinat de leur président, ceux-là trahissent les faits historiques et alimentent le négationnisme.
La simple honnêteté intellectuelle discrédite ces personnes aux discours manipulateurs.
« Des leçons devraient être tirées du passé », écrivait Bacre Waly Ndiaye. Cela reste vrai aujourd’hui. Mais cela requière de cultiver la mémoire, d’accepter d’ouvrir les yeux, et de tirer les conséquences de ce que l’on voit – même, et surtout, s’il cela impose de réinterroger le fonctionnement de nos institutions, notamment en France, et le fonctionnement des instances internationales. Ou de réinterroger la figure de responsables politiques comme François Mitterrand. Cela représenterait un minimum de décence vis-à-vis des familles des victimes des massacres à caractère génocidaires qui ont été perpétrés entre 90 et 93, et vis-à-vis des familles des victimes du génocide en 94. Et cela créerait enfin une lueur d’espoir, toujours fragile, que de tels drames ne puissent pas se reproduire.