Intervention de
l'association Survie à la commémoration d’Ibuka Rhône-Alpes à Lyon le 20 avril
2013
Intro
Bonjour à tous,
On m’a demandé d’intervenir sur ce qui était connu, en 1993
par la communauté internationale, de la situation rwandaise de l’époque.
Qu’est ce que le monde connaissait de la situation juste
avant le génocide ? N’a-t-on rien vu venir ?
Je vais commencer par évoquer des télégrammes diplomatiques
émis par l’ambassade de France, et ensuite, je parlerai de la communauté
internationale dans son ensemble.
Vous savez que la France est intervenue au Rwanda à partir
de 1990, date à partir de laquelle notre pays a été extrêmement présent, et
était sans conteste le pays qui avait le plus de contacts et le plus
d’informations sur la situation rwandaise. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait
pas eu de biais dans l’analyse faite par la diplomatie française et par nos
responsables politiques et militaires, néanmoins il est évident que la France
connaissait très bien ce qui se passait au Rwanda.
Télégramme du colonel Galinié, attaché de Défense à
Kigali, 13 oct 90
Le 13 octobre 90, l’attaché de défense à l’ambassade de
France à Kigali, le colonel Galinié, fait le point sur la situation générale
dans un télégramme diplomatique. Un point est mentionné, je cite :
« Les paysans hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des
Tutsis suspects dans les collines, des massacres sont signalés dans la région
de Kibilira à 20 kilomètres nord-ouest de Gitarama. Le risque de généralisation,
déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se concrétiser. »
Télégramme Martres 15 oct 90
L’ambassadeur Martres écrit deux jours plus tard dans un télégramme
où il remonte à Paris l’analyse de la situation par la population d’origine
tutsi :
« Les Tutsi sont convaincus que si la victoire du pouvoir actuel était
totale [face au FPR], le départ des
troupes françaises et belges aurait pour résultat d’aggraver la répression et
les persécutions et conduirait à l’élimination totale des Tutsi. »
Télégramme Galinié 24 oct 90
Dans un autre télégramme, le 24 octobre 90, le colonel Galinié
donne son appréciation de la situation politique.
Les autorités gouvernementales, écrit-il…
« ne peuvent admettre un abandon territorial, au motif d’un cessez-le-feu,
au profit d’envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959 »,…
lesquels envahisseurs selon le colonel Galinié…
« rétabliraient probablement au nord-est le régime honni du premier
royaume tutsi […]. Ce rétablissement
avoué ou déguisé entraînant selon toute vraisemblance l’élimination physique à
l’intérieur du pays des Tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les Hutus
7.000.000 d’individus. »
Télégramme Martres du 19 déc 90
A la fin de l’année 90, les différents ambassadeurs en poste
à Kigali sont très inquiets de la situation rwandaise. L’ambassadeur français
Martres envoie à Paris le projet d’un rapport commun des ambassadeurs de pays
de la communauté européenne au Rwanda, et écrit à la fin de son télégramme
diplomatique :
« Ce texte préparé par l’ambassadeur
de la république fédérale d’Allemagne en qualité de président traduit l’extrême préoccupation de la
communauté internationale au Rwanda devant l’aggravation de la tension
ethnique. La dernière livraison du journal Kangura dont j’ai rendu compte dans
mon télégramme diplomatique 740 du 17 décembre a encore accentué la nervosité
de la population au sein de laquelle l’idéologie de l’extrémisme hutu gagne du
terrain chez les uns, tandis qu’elle terrorise les autres. »
Nous sommes fin 1990.
Télégramme Colonel Cussac, attaché de Défense à Kigali, 22
Jan 92
Le 22 janvier 92, le nouvel attaché de Défense à Kigali, le
colonel Cussac, remonte à Paris l’information que le régime Habyarimana fournit
des armes à la population civile. Je cite :
« Le ministère de l’intérieur rwandais a décidé après le dernier massacre
de populations civiles d’armer la population de la zone frontalière. 300 armes
[…] seront distribuées dans le secteur de
Ruhengeri et Byumba et 76 dans le Mutara. ».
Les armes, d’après ce qui a été dit au colonel Cussac seront
distribuées à des…
«personnes constituées en milice d’auto-défense »
Paris est donc parfaitement informé de cet état de fait,
sans que cela interrompe le moins du monde les livraisons d’armes par la France
au régime rwandais.
Pourtant, le colonel Cussac s’interroge ouvertement dans son
télégramme :
« Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne
risquent-elles pas de servir à l’exécution de vengeances personnelles,
ethniques ou politiques ? »
Rapport Gillet et Jadoul fév 92 publié mai 92
En janvier puis février 1992, Eric Gillet et André Jadoul,
avocats au barreau de Bruxelles, effectuent deux missions au Rwanda pour le
compte de la ligue belge de défense des droits de l’Homme. Dans leur rapport,
édité en mai 92 par le Comité pour le Respect des Droits de l'Homme et la
Démocratie au Rwanda, ils écrivent à propos des massacres des Bagogwe :
« Les persécutions ont consisté en pillages de maisons, en assassinats,
en emprisonnements également. Les assassinats ont rapidement pris une ampleur
telle que l'on a pu parler de massacres, voire de génocide. »
Le mot de ‘génocide’ est prononcé, donc dès 1992.
Eric Gillet et André Jadoul ajoutent :
« Les témoignages recueillis décrivent les pires atrocités »…
atrocités qu’ils décrivent dans leur rapport. Ils ajoutent,
je cite :
« Le nombre de témoignages allant dans le même sens nous fait tenir pour
certain que la région contient quelques charniers collectifs de grande ampleur,
et un grand nombre d'endroits où des corps en petit nombre ont été enterrés.
[…]
La situation s'est caractérisée par une intervention de l'armée et des
autorités civiles pour attiser la tension et, ensuite, soit encadrer des
groupes de paysans qui s'en allaient accomplir la sale besogne, soit assurer
des groupes autonomes de paysans de l'impunité complète, ou encore perpétrer
eux-mêmes des exactions. […]
Actuellement, personne, que ce soit des civils, des autorités locales
ou des militaires, n'a eu à subir la répression pour des crimes et délits
commis par les autorités rwandaises légalement compétentes dans ces
circonstances. »
Télégramme sur rapport mission qui va sortir du 19 jan.
93
Du 7 au 21 janvier 93, une mission internationale d’enquête,
organisée à la demande de la société civile rwandaise, et composée de
nombreuses associations de défense des droits de l’homme dont la FIDH (la Fédération
Internationale des Droits de l’Homme), se rend au Rwanda pour enquêter sur les vagues
de massacres qui se déroulent depuis octobre 90, et notamment sur le massacre
des Bagogwe en 91.
Jean Carbonare, membre de la mission et français, rencontre à
Kigali l’ambassadeur Martres pour lui faire part en avant-première des
résultats de la mission. L’ambassadeur remonte à Paris le contenu de cette rencontre
par télégramme diplomatique, en date du 19 janvier 93. Je cite :
« Sur
le plan des faits, le rapport que la mission déposera à la fin du mois de
janvier en Belgique ne fera qu’ajouter l’horreur à l’horreur déjà connue. En
revanche, Monsieur Carbonare affirme qu’elle a obtenu les aveux d’un membre
« repenti » des « escadrons de la mort », Janvier Africa,
actuellement détenu à la prison de Kigali pour d’autres crimes. Ces aveux
démentent la thèse officiellement adoptée jusqu’ici selon laquelle ces violences
ethniques ont été provoquées par les réactions de la population aux attaques du
FPR perçues avant tout comme venant des Tutsi.
Selon Janvier Africa, les massacres auraient été déclenchés par le
président Habyarimana lui-même au cours d’une réunion de ses proches
collaborateurs. Monsieur Carbonare m’en a présenté la liste (les deux
beaux-frères du président, Casimir Bizimungu, les colonels Bagosora,
Nsengiyumva, Serubuga, etc…). Au cours de cette réunion, l’opération aurait été
programmée, avec l’ordre de procéder à un génocide systématique, en utilisant,
si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale
dans les assassinats, sans doute pour rendre celle-ci plus solidaire dans la
lutte contre l’ethnie ennemie.
Il ne semble pas que la mission d’enquête va maintenant vérifier, comme
elle le devrait, les affirmations de Janvier Africa auprès des personnes qu’il
accuse. »
Trois choses à propos de l’extrait que je viens de vous lire
de ce télégramme diplomatique :
Premièrement, l’horreur, selon les termes de l’ambassadeur,
est déjà connue.
Deuxièmement, si l’ambassadeur Martres reproche à la mission
de ne pas vérifier les accusations auprès des personnes mises en cause,
lui-même et les autorités françaises auraient du faire ce travail de
vérification, étant donné la gravité de ce qui est affirmé, s’ils avaient
réellement eu des doutes sur les conclusions de la mission. D’autres
télégrammes tendant à montrer que Martres n’était pas tout à fait dupe…
Troisièmement, j’insiste là-dessus du fait de l’actualité
judiciaire en France : on voit poindre l’accusation de participation du
colonel Serubuga à la préparation de ces massacres à caractère génocidaire du
début des années 90. Serubuga vit actuellement en France, à Strasbourg, et ce depuis
des années. Une première plainte a été déposée le 6 janvier 2000 par des
associations, contre ce présumé génocidaire. 13 ans après, il n’est toujours
pas jugé. Pourquoi faut-il autant de temps pour juger un présumé génocidaire en
France ?
Carbonare sur France2 28 jan. 93
Retour à janvier 93. Jean Carbone, à son retour du Rwanda,
intervient au journal télévisé de France2, le 28 janvier 93. Face à Bruno
Masure et devant des millions de téléspectateurs, Jean Carbonare alerte
l'opinion publique française sur les crimes commis au Rwanda par le pouvoir en
place, qui est un régime soutenu par la France. Il supplie pour que la France,
qui en a le pouvoir, enraye le processus d’extermination qui se met en place.
Nous sommes plus d'un an avant le début du génocide de 1994.
Avant l’interview elle-même, un
reportage explique le contexte au téléspectateur. Le reportage de France 2
commence par des images de fosses communes, et par ces mots :
« Voici la preuve de la purification ethnique
et politique érigée en principe par le pouvoir du Rwanda ».
Les derniers commentaires du
reportage de la télévision française sont eux aussi sans ambiguïté :
« plusieurs centaines de militaires français
détachés au Rwanda assurent un semblant de calme, pendant qu’au loin, dans le
secret mal gardé des montagnes, on purifie ».
Jean Carbonare répond aux
questions de Bruno Masure :
« Ce qui nous a beaucoup frappé au Rwanda,
c’est à la fois l’ampleur, la systématisation, l’organisation même, de ces
massacres. […] Il y a un mécanisme qui se met en route […] On a parlé de
purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité […] nous
insistons beaucoup sur ces mots ».
Génocide, le mot est de nouveau
prononcé.
Jean Carbonare ajoute :
« Notre pays, qui soutient militairement et
financièrement ce système, a une responsabilité. [...] Notre pays peut, s’il le veut, peser sur
cette situation ».
Conscient du pouvoir de la France
sur le régime rwandais, Jean Carbonare essaie de nous convaincre d’agir, parce
qu’il est encore possible d’arrêter cette descente vers l’abîme.
« J’insiste beaucoup : nous sommes
responsables ! Vous aussi, Monsieur Masure, vous pouvez faire quelque
chose, vous devez faire quelque chose…, pour que cette situation change, parce
qu’on peut la changer si on veut ! […] On peut faire quelque chose, il
faut qu’on fasse quelque chose… ».
Rapport de la mission envoyé à l’Élysée
Quelques jours plus tard, Jean Carbonare sera reçu à l’Élysée,
par Bruno Delaye, le monsieur Afrique de François Mitterrand.
Dans un courrier envoyé à ce conseiller direct du Président
de la République, Jean Carbonare fournit la liste des noms des organisateurs
des massacres, selon le témoignage reçu par la mission d’enquête internationale
: y figurent, entre autre, Juvénal Habyarimana, le colonel Bagosora, le colonel
Serubuga, ou le capitaine Simbikangwa. C’est chez se dernier que se passaient
les réunions.
Pascal Simbikangwa vit, lui aussi, aujourd’hui en France, en
prison pour trafic de faux papiers, et nous avons appris il y a quelques
semaines qu’il devrait être le premier présumé génocidaire à être jugé par
notre pays, soit à la fin de cette année, soit en 2014. Cela a été permis par une
plainte de plusieurs associations, dont le CPCR, le parquet, c'est-à-dire l’État
français, n’ayant montré initialement aucune volonté de poursuivre ce monsieur
en justice.
Par ailleurs, le courrier envoyé à l’Élysée à Bruno Delaye,
suite à la mission internationale d’enquête, comportait également le
compte-rendu du témoignage, recueilli au Rwanda par la mission, du père Joaquim
Vallmajo. Je cite :
« Après plus de vingt années passées dans le pays, le père Vallmajo pense
que le pouvoir actuel est « allé trop loin » dans la violence et
toutes les violations des droits de l’homme pour « faire marche
arrière ». La seule voie qui lui reste est de s’enfoncer encore davantage
dans cette violence en mettant le pays à feu et à sang, et en sabotant tous les
accords ou tentatives de rapprochement et d’apaisement. »
Le rapport de la mission internationale d’enquête ne fait
que s’ajouter à ce qui était déjà connu, comme on l’a vu, par Paris. En France,
ceux qui suivent le dossier du Rwanda, et notamment les plus hautes autorités
de l’État français, sont donc parfaitement au courant à l’époque, non seulement
de la dérive génocidaire du régime rwandais, mais également de la possibilité
de l’avènement du génocide total.
Rapport de la mission envoyé à l’ONU
Un compte-rendu écrit de cette mission d’enquête
international sur les violations massives et systématiques des droits de
l’Homme au Rwanda, a également été présenté à l’ONU, et mis à l’ordre du jour
de la commission des droits de l’Homme, par la FIDH en tant qu’ONG dotée du
statut consultatif. Cette fois-ci, c’est bien la communauté internationale dans
son ensemble qui ne peut pas dire qu’elle ignorait tout de la situation
rwandaise.
Rapport
Waly Bacre Ndiaye août 93
Suite à cela, le rapporteur spécial des Nations Unies sur
les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Bacre Waly Ndiaye,
demande à se rendre au Rwanda. Il s’y rendra très rapidement, et rendra son
rapport le 11 août 93.
Dans ce rapport, le rapporteur de l’ONU écrit, je
cite :
« Le 7 avril 1993, alors que le Rapporteur Spécial venait d’arriver au
Rwanda, le Président de la République rwandaise et le Premier ministre (ce
dernier étant issu du […] MDR, principal parti d’opposition), ont rendu
publique une déclaration conjointe relative au rapport de la Commission
internationale d’enquête […]. Dans ce document, les auteurs reconnaissent la
substance des allégations contenues dans le rapport. En particulier,
l’existence de massacres de populations civiles y est admise et regrettée, de
même qu’une certaine responsabilité de quelques autorités rwandaises. »
Mais bien sûr, les autorités rwandaises essaient par
ailleurs de rejeter tous les aspects sur l’intentionnalité, et essaient de
faire diversion en invoquant la guerre en cours et en incitant la communauté
internationale à s’intéresser aux crimes du FPR.
Mais Bacre Wally Ndiaye écrit :
« [L’] attaque [il fait référence à l’attaque du FPR de 1990] et une
politique de propagande gouvernementale délibérément orientée eurent pour effet
la désignation collective de tous les Tutsi de l’intérieur comme complices du
FPR. C’est cet amalgame, ainsi que le climat et les directives qui en ont
découlés, qui ont déclenché les massacres de populations civiles […]. »
Il ajoute également :
« Si pour la majorité de la population la cohabitation pacifique entre
les deux ethnies principales est possible, il existe cependant une certaine
élite qui, pour s’accrocher au pouvoir, continue à alimenter la haine ethnique,
par exemple en répandant des rumeurs néfastes aux Tutsi. A ce sujet, un
amalgame est fréquemment fait entre l’ethnie Tutsi et le FPR. »
Plus loin, le rapporteur spécial de l’ONU note :
« Il règne actuellement au Rwanda un climat de méfiance et de terreur.[…]
parfois [la] criminalité sert de couvert à des violences de nature
politique : il existe plusieurs affaires d’assassinats ou de tentatives
d’assassinats d’opposants politiques, de journalistes ou de témoins gênants qui
ont été mis sur le compte de la criminalité de droit commun. Il faut ajouter
que la situation est d’autant plus explosive que les autorités ont distribué
des armes à des civils, officiellement pour combattre le FPR […]. »
Et plus loin dans son rapport, Bacre Waly Ndiaye détaille
les types de violations de droits de l’homme, notamment :
« Massacres de
populations civiles
Des massacres de populations civiles ont été commis, soit par les
forces de sécurité rwandaises, soit par certains éléments de la population. Les
tueries ont eu lieu non seulement dans les zones de combat pendant ou après les
affrontements, mais également dans des régions tout à fait à l’écart des
hostilités. Dans ces derniers cas, il a été démontré à maintes reprises que les
agents de l’Etat étaient impliqués, soit directement par incitation,
planification, encadrement ou participation à la violence, soit indirectement
par incompétence, négligence ou inaction volontaire .
[…]
Menaces de mort et assassinats « politiques »
Ces méthodes ont été utilisées pour intimider ou éliminer des opposants
au régime (hommes politiques, journalistes, etc.), des témoins de violations
des droits de l’homme ou des défenseurs des droits de l’homme. Ces violations
du droit à la vie ont parfois été commises par des agents de l’Etat.
Elles peuvent aussi souvent être imputées aux milices de deux partis
(le MRND et la CDR) ou à des groupes armés clandestins prétendument proches du
pouvoir en place. Les techniques utilisées incluent entre autre
l’empoisonnement, les simulations de crimes crapuleux et les menaces de mort.
Il faut remarquer que de telles pratiques visent également des Hutu et
continuent d’être utilisées au moment de la rédaction du présent rapport. »
Plus loin, toujours dans ce rapport connu par la communauté
internationale l’année précédent le génocide, Bacre Waly Ndiaye identifie les
responsabilités :
« Violations imputables aux Forces Armées Rwandaises
Les FAR ont […] joué un rôle actif et planifié au plus haut niveau dans
certains cas de tueries de Tutsi par la population, notamment en ce qui
concerne les massacres visant les Bagogwe : on reproche par exemple aux
soldats du camp de Bigogwe (commune de Mutura) d’avoir organisé pendant la nuit
du 4 février 1991 des simulacres d’attaques rebelles pour ensuite déclencher
une répression aveugle et sanglante contre de prétendus complices. Les FAR sont
accusées de s’être livrées à des incitations au meurtre et d’avoir fourni un
appui logistique aux tueurs.
[…]
Violations imputables à des
agents de l’administration territoriale
Le rôle de ces fonctionnaires (préfets, sous-préfets, bourgmestres,
conseillers, responsables de secteurs et de cellule) dans les massacres de
populations civiles se situe principalement au niveau de l’incitation, de la
planification, de l’encadrement et dans certains cas, de la participation
physique. Il existe en effet de nombreux rapports bien documentés montrant que
des bourgmestres ont répandu des rumeurs infondées exacerbant la haine ethnique
et ont incité la population à massacrer des Tutsi. Dans certains, des agents de
l’administration ont facilité la tâche des auteurs de massacres en mettant à la
disposition de ceux-ci des moyens matériels, tels que des véhicules ou du
carburant. […]
Si l’attitude et les actions de certains bourgmestres et d’autres
agents de l’administration territoriale ont été criminelles, il faut relever
que d’autres ont fait preuve de courage et ont refusé de participer de quelque
manière que ce soit aux massacres. Beaucoup d’entre eux l’ont payé
ultérieurement, puisqu’ils ont été blâmés, mutés ou limogés. Certains ont même
été menacés de mort.
[…]
Violations imputables aux milices de partis politiques
Les organisations des jeunesses
de certains partis politiques se sont vues transformées en milices, parfois
armées, et ont été utilisées dans la lutte pour le pouvoir. […] Il a été
rapporté à maintes reprises que deux de ces milices, celles du MRND et de la
CDR, se sont rendues coupables d’incitation à la violence contre les tutsi, de
massacres de populations civiles et d’assassinats individuels à caractère
politique. […] Il a aussi été rapporté que ces milices auraient été entrainées
par des membres de la garde présidentielle et par des militaires. »
Je ne suis pas en train de lire un rapport issu du TPIR, du
Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Pourtant la ressemblance est
frappante. Tous les ingrédients que l’on retrouvera dans le génocide au printemps
94 sont ici déjà présents.
Autre citation :
« L’absence d’État de droit semble délibérée. »
Et à propos de l’impunité
ambiante, Bacre Waly Ndiaye écrit :
« Des leçons devraient être tirées du passé : comme on l’a vu dans
la partie du présent rapport s’occupant de l’histoire du Rwanda, le pays a
connu auparavant de nombreux massacres à caractère ethnique. De telles
violences s’y reproduisent périodiquement, et les coupables, qui sont dans la
plupart des cas connus de tous, restent impunis. »
« Des leçons devraient être tirées du passé ». Cette
phrase fait mal quand on la lit aujourd’hui, et elle devient de fait accusatrice
vis-à-vis de la communauté internationale, pour son inefficacité et pour sa lâcheté
– sans parler de la France, qui ne s’est pas contenté de ne rien faire, mais a
en plus continué à soutenir le régime des extrémistes.
Quant à l’impunité ambiante comme source du crime à venir,
cela devrait faire méditer certains de nos responsables politiques français, à
commencer par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy qui ont été pendant de si
longues années à la fois les responsables de fait de l’exécutif et les garants
de l’indépendance de la justice, de si longues années pendant lesquelles les
présumés génocidaires ont vécu en toute quiétude sur notre sol, sans qu’aucun,
aucun, d’entre eux, ne soit poursuivi à l’initiative de l’Etat français, et
sans qu’aucun ne soit jugé, malgré les plaintes des associations et les années
qui passaient.
Toujours dans son rapport de 93, à propos de la propagande,
qualifiée de « nocive », le rapporteur de l’ONU écrit :
« L’implication des médias dans la propagation de rumeurs infondées et
dans l’exacerbation des problèmes ethniques a été relevé à maintes reprises.
Radio Rwanda, qui constitue la seule source d’information pour la majorité
d’une population au faible niveau d’instruction, et qui demeure sous le
contrôle direct de la présidence, a joué un rôle néfaste dans la genèse de
plusieurs massacres. Ceci est particulièrement vrai pour certaines émissions en
kinyarwanda dont le contenu différait très sensiblement de celui des informations
transmises en français, langue que ne comprend qu’une petite partie de la
population. »
Dans ces revendications, Bacre Waly Ndiaye énonce :
« La communauté internationale ne peut rester indifférente à [la] situation [des Rwandais] et doit donc
apporter son concours là où celui de l’État rwandais est insuffisant ou
inexistant. En outre, les droits de l’homme doivent être la préoccupation
essentielle de tout système de surveillance ou d’application de ces accords que
l’OUA ou l’ONU vont mettre en place. »
Le Rapporteur Spécial de l’ONU soulève finalement explicitement,
dans ce rapport d’août 93, la question de savoir si les massacres précités
peuvent être qualifiés de génocide. Même s’il affirme qu’il ne lui appartient
pas de se prononcer, il écrit, je cite :
« Il ressort très clairement des cas de violences intercommunautaires
portés à l’attention du Rapporteur spécial que les victimes des attaques, des
Tutsi dans l’écrasante majorité des cas, ont été désignés comme cible uniquement à
cause de leur appartenance ethnique, et pour aucune autre raison objective. On
pourrait donc considérer que les alinéas a) et b) de l’article II [qui porte définition du génocide dans la
convention de 1948] sont susceptibles de
s’appliquer […] »
Bacre
Waly Ndiaye rend par ailleurs hommage aux membres des ONG rwandaises, qui,
je cite…
« sont en effet trop souvent les seuls qui, au risque de leur vie,
agissent pour enquêter sur les violations des droits de l’homme, faire pression
sur les autorités et dénoncer les coupables. »
Je n’ai pas parlé de la situation économique. Elle était
catastrophique, entre autre du fait de la chute du cours du café, de
l’endettement, mais également du fait de la corruption rampante et surtout de
l’utilisation d’une partie ahurissante du budget de l’État pour l’achat
d’armes. Le Rwanda a été soumis à un plan d’ajustement structurel, et, fait
rare, même le FMI et la Banque Mondiale – ils étaient donc au courant – ont
demandé à Juvénal Habyarimana d’augmenter les dépenses à vocation sociale et de
réduire les dépenses d’armement. Ceci est resté lettre morte, sans aucune autre
réaction de ces instances.
Lettre anonyme à Dallaire
déc 93
Après le rapport de l’ONU d’août 93, les informations continuent
de parvenir aux membres de la communauté internationale. La pression continue
de monter au Rwanda. Puisque nous ne parlons aujourd’hui que de la connaissance
qu’avait la communauté internationale de la situation du Rwanda en 93, nous
terminerons avec une lettre anonyme, envoyée début décembre 93 par des
officiers des FAR qui se désolidarisent d’Habyarimana. Ce courrier fait état
d’un projet visant à l’extermination des Tutsi pour empêcher la mise en œuvre
des Accords d’Arusha et permettre à un groupuscule de se maintenir au pouvoir. Les
destinataires de cette lettre anonyme sont Roméo Dallaire, certains diplomates
en poste à Kigali, ainsi que les associations des droits de l’Homme, les
différents partis politiques et les ministres rwandais. Je cite cette
lettre :
« […]
certains militaires essentiellement originaires de la même région que le
Président de la République et qui ont toujours préconisé la solution militaire
au conflit actuel restent farouchement hostile à la mise en application de
l’Accord de Paix pour des raisons évidentes d’intérêts égoïstes et de partisannerie
aveugle.
L’attitude de ces militaires peut se comprendre dans la mesure où ils
ont toujours été choyés par le régime du Président Habyarimana. C’est pourquoi
ils restent imperméables à l’évolution politique en cours et cherchent à s’accrocher
par tous les moyens à leur Maître qui, malgré ses beaux discours demandant au
peuple rwandais de soutenir les Accords de Paix, est en réalité l’instigateur
des manœuvres diaboliques tendant à semer le désordre et la désolation au sein
de la population. Les événements qui viennent de se produire à Kirambo, Mutura,
et Ngenda sont suffisamment éloquents.
D’autres massacres du genre sont en train de se préparer et devront
s’étendre sur toutes les régions du pays à commencer par les régions dites à
forte concentration de l’ethnie Tutsi notamment le Bugesera, Kibuye, Kibungo,
etc. Cette stratégie vise à faire croire à l’opinion qu’il s’agit de troubles à
caractère ethnique et inciter le FPR, comme ce fut le cas en février 1993, à
violer le cessez-le-feu, ce qui servirait de prétexte pour la reprise des
hostilités.
Ce plan machiavélique vise également certaines hautes autorités de ce
pays, notamment Monsieur Twagiramungu Faustin, Premier Ministre du Gouvernement
de Transition à Base Élargie, etc., etc… »
Roméo Dallaire affirmera plus tard, devant le TPIR, que cette
lettre confirmait une information que les casques bleus avaient reçue d’Amadou
Ly, le représentant résident du PNUD au Rwanda. A réception de ce courrier
anonyme, Roméo Dallaire en a fait rapport à New York.
Conclusion
En 1993, la communauté internationale est donc parfaitement
au courant de la réalité de la situation rwandaise. Tous les ingrédients qui
mènent au génocide en 1994, et concourront à l’exécution du génocide, c'est-à-dire
l’existence de massacres à caractère génocidaire, leur planification par un
groupe d’extrémistes qui détiennent le pouvoir au sein de l’État, l’encadrement
de ces massacres par une partie des FAR, l’appel à la haine ethnique via les
médias, les manœuvres de manipulation et de provocation pour accuser le FPR et pour
inciter aux massacres, l’exécution de ces massacres ethniques par des civils
organisés en milices armées et entraînées par les FAR, l’impunité totale face
aux crimes commis, tout cela est connu et public en 1993.
Au sein de la communauté internationale, certes, tous les
décideurs n’étaient pas au fait de tout ce qui pouvait se passer dans tous les régions
du monde, a fortiori encore moins du Rwanda. Mais des gens savaient.
Bien sûr, les passages choisis, que vous venez d’entendre,
sont ceux qui mettaient en garde face à la dérive du régime d’Habyarimana et
des extrémistes qui l’entouraient. Beaucoup d’autres communications officielles
différaient dans leur analyse, notamment en France où l’on préférait se focaliser
sur la guerre avec le FPR et fermer les yeux sur les crimes de nos alliés. Certains
observateurs ou responsables de l’époque étaient plus optimistes, et avaient
choisi d’énoncer des propos rassurants. L’Histoire leur a donné tord. Mais en
tout état de cause, l’existence du risque de génocide, elle, personne ne
pouvait la nier. Ceux qui ne voyaient pas étaient ceux qui ne voulaient pas
voir.
Ceux qui aujourd’hui énoncent que l’on ne savait pas la
vraie nature des extrémistes au pouvoir au Rwanda, que l’on ne connaissait pas
les risques de génocide, ceux qui continuent aujourd’hui d’affirmer qu’il n’y a
eu aucune planification du génocide, ceux qui énoncent que les massacres qui
ont débuté le 7 avril 94 ont été le fait spontané de paysans illettrés qui
auraient voulu venger l’assassinat de leur président, ceux-là trahissent les
faits historiques et alimentent le négationnisme.
La simple honnêteté intellectuelle discrédite ces personnes
aux discours manipulateurs.
« Des leçons devraient être tirées du passé », écrivait
Bacre Waly Ndiaye. Cela reste vrai aujourd’hui. Mais cela requière de cultiver
la mémoire, d’accepter d’ouvrir les yeux, et de tirer les conséquences de ce
que l’on voit – même, et surtout, s’il cela impose de réinterroger le
fonctionnement de nos institutions, notamment en France, et le fonctionnement
des instances internationales. Ou de réinterroger la figure de responsables
politiques comme François Mitterrand. Cela représenterait un minimum de décence
vis-à-vis des familles des victimes des massacres à caractère génocidaires qui
ont été perpétrés entre 90 et 93, et vis-à-vis des familles des victimes du
génocide en 94. Et cela créerait enfin une lueur d’espoir, toujours fragile,
que de tels drames ne puissent pas se reproduire.