“Grey Matter” (Matière grise), le premier long métrage – de tous les temps - du réalisateur rwandais Kivu Ruhorahoza, a reçu un bon accueil au Festival du Film de Tribeca, en remportant une mention spéciale du jury ainsi que le prix du meilleur acteur pour la vedette du film, Ramadhan “Shami” Bizimana. Le film suit Balthazar (Bizimana), un jeune réalisateur africain sur le point de réaliser son premier projet, “Le Cycle du Cafard.”
Lorsque d’éventuels distributeurs prétendent que les thèmes du film sont trop sombres et qu’il vaudrait mieux que Balthazar parle de la violence, de la discrimination sexuelle ou du sida, il refuse d’abandonner – même si ça doit le conduire à sa chute. Ruhorahoza explique que « Grey Matter » est un film « sur l’imagination et la folie. » Il souhaitait juste montrer les vies et l’état de confusion mentale des jeunes Rwandais qui se battent contre le traumatisme. « Je voulais montrer sur l’écran cette perte d’équilibre mental que tant d’entre nous au Rwanda avons vécu, » a-t-il déclaré.
S’agissant de lui : “Je n’ai jamais voulu devenir footballeur ou un de ces héros,” a déclaré Ruhorahoza à indieWIRE. “ Enfant, j’étais souvent malade et plutôt bizarre. Juste après le génocide, j’avais 11 ans et demi et j’étais très perturbé. Je lisais beaucoup de livres pour adultes (Oscar Wilde, Flaubert, Norman Mailer) et je voulais devenir écrivain. Durant mon adolescence, j’ai regardé beaucoup de films hollywoodiens et j’écrivais des nouvelles et des poèmes vraiment pitoyables. Et puis un jour, je suis tombé par hasard, à la télévision, sur un film traitant de la Côte d’Ivoire qui s’appelait « Au nom du Christ ».J’ai été stupéfait par sa puissance et son originalité. C’’est l’histoire d’un porcher, dans un village africain, qui décide de devenir Jésus et convainc ses semblables de le crucifier ! Et puis quelques mois plus tard, je devais avoir 17 ans et j’étais obsédé par le sexe, je suis allé au cinéma pour voir un film « érotique » qui se trouva être en fait un chef-d’œuvre du cinéma français, « L’Ennui », de Cédric Kahn. Ce soir là, j’ai décidé que je serai réalisateur. Je sentais que le cinéma était le point de convergence de plusieurs autres formes d’art. Tous ces sentiments, ces obsessions, ces peurs étranges que j’avais, je savais qu’il y avait désormais un moyen de les exprimer parfaitement : le cinéma.»
Ses projets : Ruhorahoza termine en ce moment son deuxième long métrage : “C’est l’histoire d’un homosexuel africain qui est extradé d’Europe vers un pays africain”, raconte-t-il. “Son arrivée coïncide avec celle d’un télévangéliste américain très influent durant une de ces campagnes : “Êtes vous prêts pour un miracle ?”. Le jeune homme qui a beaucoup changé essaye de s’adapter à sa nouvelle réalité. Juste après Tribeca, je vais faire un documentaire au Vietnam et au Cambodge avec mon ami saxophoniste et clarinettiste, Jeremy Danneman. Pour le moment, tout ce que nous savons est que le film comprendra des concerts dans des lieux publics et d’autres avec des musiciens locaux. J’espère que ce film me permettra de comprendre le pouvoir du son dans un contexte d’après-guerre : musique, bombes, cris. Nous allons certainement expérimenter quelque chose, peut-être même allons-nous réussir à créer une nouvelle forme de jazz : le jazz napalm !”
indieWIRE : D’où vous est venue l’idée de ce film ? Cette histoire est-elle la vôtre ?
Pendant le génocide des Tutsi, je me trouvais dans une petite ville proche de ce qui était alors le Zaïre (aujourd’hui le Congo), j’allais rendre visite à ma grand-mère malade, tandis que le reste de ma famille était resté à Kigali. Quand les lignes téléphoniques ont été coupées, quelques jours après le début du génocide, je n’avais plus aucune possibilité de savoir comment allait ma famille. Je n’avais plus que mon imagination pour penser et m’inquiéter et créer dans ma tête de bons scénarii pour eux, jusqu’au jour où la terrible nouvelle (qui s’est heureusement avérée fausse) m’est parvenu que les corps mutilés de ma sœur et de ma mère avaient été trouvés dans un caniveau.
A ce moment là, j’ai commencé à imaginer des choses terribles, particulièrement sur ce qu’elles avaient dû subir en tant que femmes avant d’être tuées. Heureusement, toute ma famille a survécu. Beaucoup d’autres jeunes hommes n’ont pas eu ma chance. Ils ont tout perdu. Mais dans un conflit où le viol est répandu, je n’ai jamais osé demander à ma mère ni à ma sœur quelle avait été leur vie pendant le génocide.
Quand j’avais 13 ou 14 ans, j’adorais lire et écrire. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre les premières notes pour ce qui allait devenir, une décennie plus tard, la première ébauche de “Grey Matter”, sur la folie où versent deux sœurs orphelines. Chaque mois d’avril, au Rwanda, pendant la commémoration du génocide, je voyais des jeunes gens s’évanouir dans les rues, avoir des attaques, crier, se déshabiller. A chaque fois que je voyais ça, je me disais que j’avais eu de la chance. Puis un jour, en avril 2007, j’ai entendu parler d’un homme fou qui errait dans les rues de Kigali en parlant des gens qu’il avait tués pendant le génocide. Ce fou avait peut-être été imprégné ou hanté par les gens qu’il avait massacrés. J’aimais l’ambiguïté de son état mental. Avant le génocide, les radios encourageaient les gens à tuer les cafards (les Tutsis et leurs partisans) et certains jeunes hommes ont alors pensé qu’il était cool de se faire passer pour des exterminateurs de cafards. À l’époque, certains disaient : « Aujourd’hui, j’ai tué 10 cafards».
Et apparemment, certains l’ont vraiment fait, mais je ne savais pas ce qu’il en était pour cet homme fou dont j’avais entendu parler. Etait-ce un ancien tueur ou simplement un fou ? J’ai écrit un poème à son sujet qui est peu à peu devenu un scénario. Je voulais expliquer l’origine des malheurs des soeurs orphelines en ra contant, avec la collaboration de la radio, l’histoire d’un jeune homme devenu fou. A cette époque, mon long métrage devait comporter deux parties. Mais ça ne me satisfaisait pas. Je trouvais que le film n’aurait été qu’une histoire de plus sur le génocide. Quand en 2008, j’ai essayé de faire des courts métrages sur l’art, le sexe, la philosophie, j’ai rencontré un certain nombre de problèmes qui m’ont pas mal frustré. Puis en 2009, coincé dans l’hôtel Isabel Maria Sheraton à Mexico à cause du virus H1N1, en 3 jours environ, j’ai écrit une histoire sur un jeune réalisateur qui essaie de faire un film qui lui est cher, dans un pays où la culture cinématographique n’existe pas. J’ai appelé cette partie “Une histoire hors de propos”, je l’ai raccordée aux deux autres histoires et j’ai envoyé le scénario à mon ami Ari Wegner.
Comment raconter cette histoire avec style et précision?
Kivu Ruhorahoza |
J’adore les histoires racontées avec subtilité. J’aurais eu plus de facilité à trouver de l’argent pour mon film si j’avais fait une sorte de reportage-fiction. Quand j’écrivais les différentes parties du film, je me demandais « comment écrire cette histoire avec style et précision ? » J’ai beaucoup lu sur la santé mentale. J’ai été réellement abasourdi par les explications qu’on m’a données pour toutes ces choses irrationnelles que je constatais au sein de mon peuple. Nous sommes tous fous ! Puis j’ai lu beaucoup de livres sur la réalisation de films indépendants. Je devais adapter mon film à une audience internationale car l’histoire était pleine de symboles que seuls les gens informés sur le Rwanda pourraient comprendre. J’ai visionné de nombreux films sur la folie, dont « Breaking the Waves » de Lars von Trier et « Le locataire » et « Répulsion », tous deux de Roman Polanski.
La partie avec le réalisateur se passe dans le Kigali moderne. Au cours de mes réflexions, j’imaginais de belles couleurs chaudes, des cafés confortables, du RedBull, des cigarettes, des livres, un ordinateur Apple et une caméra HDV. Je voulais que cette partie du film montre le mode de vie d’un gars comme Balthazar (le réalisateur dans le film). Mais j’avais peur que le public ait trop vu de réalisateurs en difficulté à l’écran et je voulais que cette partie soit aussi courte que possible. Parallèlement, dès les premiers plans, je voulais montrer certaines des raisons qui poussent cet homme à vouloir raconter cette histoire.
Dans la seconde partie du film, j’ai dû recréer une pièce qui pouvait aussi bien être une cellule qu’une chambre dans un hôpital psychiatrique. Il était important qu’il y ait cette ambiguïté. Soit ce gars purge sa peine de prison, hanté par les massacres qu’il a commis, soit c’est un malade mental en lutte contre son cerveau qui lui joue des tours. Pour moi, il est ces deux personnages. Quand il va montrer le charnier aux soeurs, il doit être sorti de prison car il est un des assassins. Mais il y a aussi beaucoup d’informations qui font penser qu’il est dans un hôpital psychiatrique.
Dans cette partie, je voulais donner mon opinion sur le génocide : c’est un jeune excité, encouragé par la radio à éradiquer les cafards, qui sait que le gouvernement le soutient. Il est encouragé par des bières, de l’herbe mais c’est également un patient, car on lui donne des médicaments. Quand il viole, on l’applaudit, quand il sent qu’il va se faire attraper par l’armée rebelle, un gouvernement étranger crée une « zone humanitaire » pour qu’il puisse s’enfuir. C’est ce qui s’est passé pour les milices et c’est de cette façon qu’elles ont pu fuir au Congo avec l’aide du gouvernement français. Je me devais de le dire d’une façon ou d’une autre. Je n’ai pu que l’emballer dans ces quelques minutes pleines de symboles.
La dernière partie du film était la plus délicate pour moi. Je voulais montrer deux jeunes gens qui ont tout perdu. Comment allais-je pouvoir montrer tout ça avec dignité et sensibilité ? J’ai regardé des films de Kim Ki-duk car il a une façon intéressante de montrer des femmes désaxées. Mon héroïne, Justine, est une battante mais la réalité est plus forte qu’elle. Comment montrer ça sans faire preuve de cruauté gratuite envers son personnage ? Je la voulais belle, forte, déterminée et je voulais que sa maison possède encore les signes d’un passé riche. J’ai lu certains poèmes de Charles Baudelaire pour m’inspirer de ce qu’il appelle « la douce folie ».
Quelles sont les principales épreuves que vous avez dû surmonter ?
La plus grande épreuve était celle, classique, du financement. Comme tout jeune réalisateur, je pensais que mon scénario était extraordinaire et que tout le monde serait d’accord avec moi sur cette évidence. J’ai fait des demandes de bourses et je n’en ai obtenu aucune. J’ai demandé de l’aide au Ministère de la culture et tout ce que j’ai reçu est une lettre adressée à qui de droit informant tout le monde que j’avais l’autorisation de tourner mon film. Finalement, j’ai dû faire le film avec mes maigres économies et grâce au soutien financier de mes amis et de ma famille et au soutien énorme des gars du Scarab Studio Films en Australie et de mon éditeur Antonio Rui Ribeiro à Londres.
L’autre épreuve a été l’expérience. Les réalisateurs qui font leur premier film n’ont aucune idée de la minutie avec laquelle il faut préparer le tournage d’un long métrage. Mentalement, vous devez vraiment être fort et préparé à toutes sortes d’éventualités et à de l’inattendu au quotidien. Les premiers jours, j’étais très intimidé par Ari Wegner, le directeur de la photographie. Il est tellement génial et j’étais terrifié à l’idée de l’ennuyer avec un film qui ne correspondait pas à son degré d’excellence. Et j’ai également compris que lorsque vous tournez votre premier film, votre autorité est mise à l’épreuve à chaque instant pendant la réalisation. Réaliser ce film à budget microscopique avec l’équipe la plus réduite possible a été un cauchemar. Certains disent que cela permet plus de liberté artistique mais c’est aussi plaisant que de se masturber. Au final, vous êtes vaguement satisfait mais vous savez que vous auriez pu faire tellement mieux avec une aide enthousiaste.
Il y a une bourse que j’attendais d’un pays européen et on m’avait plus ou moins promis que j’allais l’obtenir. Le début du tournage était prévu pour le 15 octobre 2009, le jour même où devait être annoncée officiellement la décision de m’accorder une bourse. J’ai vérifié mes mails vers minuit le 14 et lu un mail qui m’informait que malheureusement la bourse ne me serait pas accordée ! Je ne l’ai pas dit à mon équipe et le jour suivant, nous tournions nos premières scènes : celles du réalisateur qui rencontre le gars de la commission.
Quand j’ai dû tourner la partie du film qui comporte un cafard, j’en avais attrapé deux dans ma maison et les avais mis dans un pot. Ce que je ne savais pas, c’est que les cafards, s’ils se sentent menacés, changent de couleur et passent du brun au beige ! Je ne sais pas si tous les cafards font ça, mais les espèces rwandaises le font. Quand nous avons commencé à tourner avec le cafard, quelqu’un a remarqué qu’il changeait de couleur. Et quelques minutes plus tard, entre deux prises de vue, notre cafard avait complètement changé! À partir de cet instant, j’ai su que j’aurais besoin de tonnes de cafards. J’ai demandé à toute l’équipe et aux acteurs, à chacun d’entre eux, de m’amener au moins deux cafards chaque jour à partir du lendemain. Le technicien du son m’en a amené plus de 10 !
Pendant la production, j’avais besoin d’un budget d’environ 200 $ par jour pour la nourriture et les boissons. Chaque matin, je me réveillais après deux heures de sommeil, hanté par ces 200 $. Après la première semaine de tournage, je n’avais plus d’argent du tout ! Il m’est arrivé plusieurs fois de n’avoir que 2 $ à 5 $ pour la journée. Un jour, j’ai emmené l’équipe au restaurant avec seulement 10 $ en poche. Pendant qu’ils étaient tous en train de manger, j’ai passé des dizaines de coups de téléphone pour demander à des gens de me prêter de l’argent de toute urgence. Lors de la post-production à Londres, ma chef monteuse a pris les disques durs contenant les dossiers originaux du film. Elle avait beaucoup de bagages et celui qui contenait les disques durs lui a été volé ! Quand elle me l’a dit au téléphone, j’ai compris que le film était maudit. Nous avons fait une copie de sauvegarde de la copie de sauvegarde et avons commencé le montage. Quelques mois plus tard, la monteuse a reçu un appel: on avait retrouvé son sac dans un parc à Londres, maculé de caca de chien !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire