par Rabha Attaf, Tlaxcala, 15/3/2011
Un vent de liberté souffle sur l'Égypte depuis cette journée historique du 11 février 2011, date de la révocation du général-président Hosni Moubarak par ses pairs et de sa fuite sans gloire vers Charm El Cheikh, station balnéaire aux allures de coin de paradis, particulièrement appréciée des plongeurs du monde entier pour la transparence de ses eaux et la compagnie des dauphins.
Place Tahrir, le campement de la République libre d'Egypte
Un vent tellement grisant qu'un groupe irréductible d'activistes pacifiques -auxquels se sont jointes plus de 500 personnes- a décidé de faire le siège de la place Tahrir. Issus de différentes catégories de la société égyptienne -entrepreneurs, guides touristiques, ingénieurs, avocats, médecins, journalistes, étudiants, ou tout simplement hommes et femmes du peuple- ces derniers ont en effet décidé d'occuper, tel un défi démocratique, le centre de ce lieu hautement symbolique de la révolution égyptienne. Objectif : la promulgation d'une nouvelle constitution et la tenue d'élections libres après un an -et non quatre mois comme annoncé par le Conseil Suprême des Forces Armées à la tête du pays- pour permettre à la société civile égyptienne d'organiser sa représentation. L'enjeu est de taille : éviter ainsi que les aspirations démocratiques de la majorité jusque-là silencieuse ne se retrouvent coincées entre la puissante Confrérie des Frères musulmans (jusque là interdite de scrutin électoral en tant que parti) et le Parti National Démocratique, celui-là même sur lequel reposait le système népotique de Moubarak.
« Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore obtenu nos droits », m'explique Mustapha, un ingénieur quadragénaire à l'allure particulièrement soignée. « Le système doit être purifié de la corruption de haut en bas et ce qui s'est passé ici démontre que nous sommes encore loin des standards internationaux en matière de droits humains ». Malgré le tourisme de masse, véritable fleuron de l'économie nationale, l'Égypte, comme la Tunisie et d'autres pays arabes, est en effet régulièrement épinglée par Amnesty International et Human Rights Watch. Notamment à cause de « Amn Ad-Dawla », la Sûreté d’État, véritable police politique du régime dans les locaux de laquelle la pratique de la torture est monnaie courante. A se sujet, le Dr Mona Ahmed, psychiatre de son état et présidente du Centre Al Nadeem pour la réhabilitation des victimes de la torture m'avait d'ailleurs confié, lors de notre première rencontre, que, questionné sur le pourquoi de la torture, un agent d'Amn Ad-Dawla lui a tout simplement répondu : « Que peut-on faire d'autre pour obtenir des aveux ? C'est la seule méthode qui marche ! ». Monstrueux... comme si d'autres méthodes avaient été testées !Avec ses camarades de combat, Mustapha fait partie des manifestants de la première heure : il a laissé famille et travail pour être au cœur de la « Révolution du 25 janvier ». Très vite, un attroupement se forme, les paroles fusent. Abdelghani, un jeune médecin âgé de 25 ans venu de Souk, une bourgade située à 200 km du Caire intervient :
-« Ici, on a appris la fraternité et le courage. On a affronté les balles et les jets de pierres. Les premiers chiffres donnent plus de 500 morts. Mais dans quelque temps on découvrira qu'il y en a eu beaucoup plus !
– Pourquoi vous êtes restés ?
– En tant que médecin, c'est mon devoir d'aider ces pauvres gens qui ont affronté la police du gouvernement avec leurs mains nues. Nous voulons tous vivre libres ! »
Et effectivement, avec quatre autres médecins, il a dressé un hôpital de campagne au centre du square. On y soigne, avec les moyens de bord, les quelques blessés qui affluent quotidiennement à la nuit tombée. Noyés dans la foule qui encercle le campement, les « baltaguiya », genre de voyous payés par la police et les affidés du régime, continuent de harceler les occupants de Tahrir. Chaque soir, le même scénario se reproduit : des jeunes manifestants sont agressés à l'arme blanche et l'armée est obligée de s'interposer pour protéger la place. Quand un provocateur est repéré, il est systématiquement remis entre les mains de la police militaire qui l'embarque au poste le plus proche. Car les occupants de la place Tahrir tiennent avant tout à rester pacifiques pour éviter l'évacuation !
Au centre de la place, un spectacle incroyable s'offre au regard des curieux. Juchée sur le terre-plein surélevé, la « République libre d'Égypte » a planté ses tentes de toiles et de plastique à l'abri desquelles des gens venus de tous horizons tiennent des forums jusqu'à l'aube, ivres de paroles et d'espérance. Des piquets reliés par des cordes délimitent son territoire dont l'accès est strictement contrôlé par des « check-points ». Impossible d'y entrer sans montrer patte blanche ! Bref, une sorte de petit État qui me rappelle la République Arabe Sahraouie du Front Polisario, en exil dans le désert algérien, au sud-ouest de Tindouf.
Juste devant, perché sur un muret à l'entrée de ce qui devait être certainement un square avant l'occupation de la place, un prêcheur musulman, micro au point, harangue la foule sur le ton d'un télé-évangéliste américain.
– « Le peuple égyptien est quoi ?
– Un peuple uni !
– Il est quoi ?
– Un peuple libre !
– Il veut quoi ?
– Le renversement du régime !
– Plus fort !
– Le renversement du régime !
Et de scander à tue-tête ce célèbre slogan de la Révolution tunisienne -« Chaab yourîd iskat en-nîdham ! » (le peuple exige le renversement du système !)- repris aujourd'hui aux quatre coins du monde arabe en révolte.
« Réjouissez vous, mes frères et mes sœurs, poursuit le prêcheur, ravi de son succès, la nation du prophète Mohamed s'est levée contre les puissants et les oppresseurs ! Les impérialistes doivent comprendre que désormais, tous les peuples du monde arabe vont se libérer... et libérer la Palestine !». Pour sûr, Ossama El Arabi -c'est le nom qu'il m'a donné- a un don oratoire particulier pour exalter la foule. Ces derniers, hypnotisés par les paroles et la voix de l'orateur, semblent maintenant dans un état second, prêts à le suivre jusqu'à Madinat Al Quods (nom de Jérusalem pour les Musulmans) !
Quelques pas plus loin, devant le monument érigé à la gloire des martyrs tombés sous les balles de la police et des miliciens du régime, le 28 janvier dernier, d'autres slogans repris en chœur par des hommes et des femmes à la mine réjouie chauffent l'atmosphère. Et pour cause, dès le coucher du soleil, le froid se fait sentir. Ce qui n'empêche pas les gens de faire la prière du couchant en plein air ! Ici, la foule s'agite dans tous les sens, hors de l'espace et du temps, tandis qu'autour de la place, la circulation -ou plutôt les embouteillages légendaires du Caire- a repris ses droits... à coup de klaxons incessants et de pots d'échappement crachant leur fumée polluée. Et ce, jusqu'à minuit, heure du couvre-feu durant lequel l'armée prend possession de la rue, bloquant notamment l'accès à la place Tahrir.
À l'entrée du camp, un espace de 17m de long sur 5m de large, entouré de bâches en plastique transparent, a été aménagé spécialement pour servir de lieu de réunion. C'est là que tout se décide. Chaque soir, le Conseil de la place Tahrir se réunit pour répartir les fonctions de chacun : service d'ordre, de nettoyage, de ravitaillement, de soins et même de relations publiques. Car il faut prendre le temps d'écouter les jeunes, de leur expliquer pourquoi il faut garder le contrôle de soi, ne pas s'énerver même quand on est insulté ou agressé. La révolution pacifique en somme ! Un homme à l'allure joviale et au regard vif me repère, alors qu'il est en pleine discussion avec des gens de tous âges assis autour de lui. Il me fait une place à ses côté. Lui, c'est Wael Aly, le principal animateur du Conseil des manifestants de la place Tahrir. "Les médias sont partis mais nous sommes restés avec le petit peuple", m'explique-il. « Car c'est lui, et lui seul, qui a été le fer de lance de cette révolution. Sans lui, la classe moyenne ne peut rien ». En Égypte, la classe moyenne ne représente en effet pas plus de 25 % d'une population de 80 millions d'habitants. Autant dire une goutte d'eau dans un océan ! « Les membres de la Coalition composée du mouvement Ikhtilaf (le changement), des Frères musulmans et d’autres groupes sont allés négocier avec le gouvernement. Mais ils ne réalisent pas que si demain ils essuient un échec, le peuple leur tournera le dos ! », poursuit-il. Logique : la trahison n'a jamais été payante ! Cadre dans une entreprise de tourisme, cet homme âgé de 42 ans a un véritable tempérament de chef d'orchestre. Sollicité de toutes parts pour résoudre les problèmes du quotidien ou s'interposer dans une discussion un peu trop agitée -histoire d'éviter tout dérapage violent. Précisons que les particules de plomb concentrées dans l'air du Caire ont pour effet de mettre le système nerveux à cran. Pourquoi sa présence à Tahrir ? Tout a commencé pour lui le 25 janvier, alors qu'il était à la station balnéaire d'Urgada. Sa mère, affolée, lui a téléphoné pour l'informer que son jeune frère âgé de 22 ans se trouvait au milieu des manifestants, alors que les balles sifflaient de toutes parts -ce dernier se balade d'ailleurs encore avec du plomb dans la peau ! « Alors, le 27 janvier, j'ai quitté Urgada pour rejoindre Tahrir et je suis resté depuis », m'explique-t-il. « Mais la révolution, on la doit à Khaled Saïd ».
Khaled Saïd ? C'est un jeune d'Alexandrie qui a été assassiné par des policiers véreux le 6 juin 2010. Arrêté à la sortie d'un cyber-café devant ses amis, il a été embarqué et violemment passé à tabac dans le hall d'un immeuble, avant d'être jeté mort dans la rue pour servir d'exemple. « Cette affaire est particulièrement scabreuse », m'explique Wael. « Khaled Saïd était connu comme un mordu d'internet. Un jour, il a mis en ligne un film montrant deux policiers en flagrant délit de racket sur la personne d'un dealer de shit. On les voit lui piquer de la came avant de l'embarquer. C'est vrai que Khaled fumait du hash, mais pas plus que les jeunes de son âge. Il avait l'habitude de se ravitailler au début de chaque mois, quand il recevait un peu d'argent de son frère qui travaille à l'étranger. Alors, ils l'ont suivi pour le voler et se venger de lui ».
Un ami de Khaled écoute notre conversation. Il confirme en hochant la tête. Pour maquiller le crime, les deux policiers en civil ont, d'après des témoins, embarqué Khaled dans le hall d'un immeuble. Son corps sera retrouvé quelques heures plus tard avec... une poignée de marijuana enfoncée dans la gorge. Version officielle : il se serait étouffé en voulant dissimuler de la drogue. Grotesque ! « Tout le monde sait ici qu'il est impossible de trouver de la marijuana à Alexandrie ! », m'affirme-t-on. « Du cannabis oui ! L'herbe, on la trouve seulement au Caire ! ».
Très vite, la famille et les amis de Khaled réagirent. Dépôt de plainte et création d’une page Facebook, « Nous sommes tous Khaled Saïd ». L'histoire a fait le tour du monde, jusqu'à Miami. Les amis de Khaled ont témoigné devant le juge. Mais en vain : les policiers ne sont toujours pas inculpés. Alors des consignes de résistance pacifique furent affichées sur la page, genre : « Si un policier vient vers toi, ne lui parle pas. S'il te dit dégage, ne réponds pas et passe ton chemin, etc. ». Devant ce nouveau comportement des jeunes, les policiers d'Alexandrie ont pris peur. Car le cas de Khaled est loin d'être isolé : plusieurs jeunes sont morts dans des conditions similaires sans que leur meurtre ne soit élucidé et les auteurs poursuivis.
C'est ce groupe constitué autour de l'affaire Khaled Saïd qui a appelé aux premières manifestations de janvier dernier, à la place Tahrir. Le « téléphone arabe » et les connexions internet ont fait le reste. Depuis, Khaled Saïd est devenue une figure de proue de la révolution égyptienne du 25 janvier. A ce jour, le procès des policiers n'a pas encore eu lieu. L'audience prévue le 26 février dernier a été reportée. Ce qui a provoqué un sit-in devant le palais de justice d'Alexandrie. L'oncle de Khaled Saïd, Ali Kassem, a accusé Mamdouh Marey, l'ex-ministre de la Justice, d’avoir collaboré avec la Sûreté de l'État pour éviter les poursuites contre les policiers Mahmoud Salah Mahmoud et Awad Ismael Soliman. La rumeur d'Alexandrie dit que ceux-ci ont pris la fuite...
Carlos Latuff
Pas étonnant donc que les manifestants s'en prennent maintenant aux édifices de la Sureté de l'État! Non loin de la place Tahrir, des clameurs résonnent. Telle une trainée de poudre, l'info a fait le tour du Caire. Les Frères Musulmans manifestent devant le quartier général de la Sureté Nationale situé dans la vieille ville. Des coups de feu provenant de tireurs embusqués ont même été tirés en direction des militaires stationnés devant l'édifice, semant une confusion générale. Quatre soldats ont été grièvement blessés. Finalement, les manifestants ont investi l'immeuble, allant de découvertes macabres en découvertes ahurissantes : des dossiers complets sur des militants de la société civile, des rapports contenant le détail de leurs e-mails et communications sur les réseaux sociaux, mais aussi, au quatrième sous-sol, des appartements privés et des cellules. Aussitôt, la consigne a été donnée de préserver les archives en vue de procès de dignitaires de l'ancien régime, eux aussi « traités » par la police politique.
Et pour cause : plusieurs immeubles de la Sureté ont en effet flambé la veille. Ces incendies sont curieusement tombés à point. Les manifestations organisées par les Frères Musulmans sur la place Tahrir, véritable marée humaine réunissant plus de 100 000 personnes tous les vendredis depuis la fin janvier, demandaient, entre autres revendications, la démission du général Ahmed Chafik, nommé Premier ministre avant la chute de Moubarak et la dissolution de la Sureté Nationale. Ces incendies ont emporté dans le secret des fumées les archives de cette police politique honnie par les Égyptiens à cause de sa corruption et de sa violence. Un nouveau gouvernement venait d'être nommé, composé de personnalités réputées « intègres». Et lors de la manifestation du 4 février dernier, Essam Sharef, le nouveau Premier ministre, ovationné par la foule, avait promis de faire le ménage. Ceci explique peut-être cela !
Mais la petite République de Tahrir Square n'a pas pour autant levé le camp. Car les Égyptiens, véritables hypnotiseurs du verbe, savent bien que les paroles s'envolent. D'autant que jusqu'à présent, le Conseil Suprême des Forces Armées -qui a pris la tête du pays pour officiellement assurer la transition démocratique- s'est contenté d'annoncer un simple lifting de la Constitution en prenant soin de « mouiller » l'opposition nouvellement intégrée au jeu politique dont il édicte les règles. Il a même fixé un calendrier de seulement six mois pour faire muter le système vers la démocratie. Un référendum sur les modifications de la Constitution est même annoncé pour le 19 mars prochain. « Impossible d'opérer un changement en si peu de temps ! », s'insurge Ossama, un avocat du Groupe de défense des personnes arrêtées en janvier. « On se moque vraiment du peuple ! ».
Pas étonnant dès lors que tout le monde ici soit dans l'expectative. La nouvelle composition du gouvernement a de nouveau provoqué des débats houleux sous la tente du Conseil. Mohammed Abou Farès, un entrepreneur en import-export, qui a roulé sa bosse dans plusieurs pays d'Europe durant sa jeunesse après un rapide passage à la Sorbonne, m'interpelle justement à ce sujet : « Le nouveau gouvernement comporte en son sein quatre ministres de l'ancien régime. Comment pouvons-nous lui faire confiance pour réaliser les aspirations de notre jeunesse ? La Constitution doit intégralement être changée. On a besoin de plus de garanties car nous n'avons connu jusque-ici que des régimes militaires répressifs ». Les discussions se prolongeront jusqu'au petit matin....
La composition sociale des visiteurs qui viennent quotidiennement soutenir les résistants de Tahrir a aussi changé. Des personnes appartenant à des catégories plus aisées se mélangent maintenant aux populaires : des affairistes et même des intellos -genre bobos parisiens qui se font prendre en photo devant le portrait des « martyrs de la Révolution »... Même Wael Bichri, un animateur vedette de la télévision Dream 2 a fait le déplacement. Des admiratrices en hijab se sont agglutinées autour de lui pour arracher un autographe. Pas étonnant : cet homme élancé aux cheveux argenté est plutôt beau gosse ! Autre attroupement, autre excitation : Abdallah Assam, un chanteur populaire connu dans tout le monde arabe, a aussi fait le déplacement. Un juge est aussi de la partie, en représentation pour le Syndicat de la magistrature dont le président, Achraf Zahram, n'a pas hésité a soutenir les occupants de Tahrir dès le début. Rencontré au siège du club de la presse, situé aussi à proximité de la place, ce dernier m'explique sa démarche : « Ce que nous demandons est simple : que le peuple égyptien décide enfin de son destin, élise souverainement ses dirigeants, un gouvernement civil et non militaire. Bref, la démocratie ! Mais aussi qu'un terme soit mis à la corruption dans tous les milieux, et que justice soit rendue aux martyrs de la révolution. Car notre peuple vient de prouver au monde entier qu'il est digne de la démocratie et mérite le soutien de toutes les nations libres ». Et de m'expliquer que la lutte contre la corruption est menée dans l'appareil judiciaire depuis les dernières élections de la corporation.
Mais en ce 8 mars 2011, « Women’s Day », la place Tahrir a été investie par des dizaines de milliers de femmes, voilées ou non. Tout de suite après la manifestation, Nehad Abu Elkomsan, avocate et présidente du Centre égyptien pour le droit des femmes, a tenu personnellement à rencontrer les membres du Conseil et à visiter le campement. « Nous sommes venues pour saluer nos martyrs de la révolution et rappeler que la femme ne doit pas être oublié dans cette transition démocratique. Nous avons constaté qu'il n'y a aucune femme dans le nouveau gouvernement. On ne peut pas parler de démocratie sans participation des femmes à différents niveau du pouvoir alors qu'elle est le pivot de la société égyptienne, s'exclame-t-elle indignée. « C'est une question nationale et pas seulement de genre !». Pas évident à faire accepter, car la société égyptienne, dont 25 millions sont totalement illettrés, est encore marquée par un conservatisme coutumier. A l'extérieur du square, des contre-manifestants brandissent d'ailleurs des pancartes avec l'inscription « Not Now! »
« Mais ne nous y trompons pas! », précise-t-elle, « la question des femmes est une question de transformation culturelle et non d'idéologie. La preuve c'est que les Frères Musulmans, réputés pourtant conservateurs, sont plus ouverts sur cette question que les partis libéraux ! ». Ce matin même, les frères ce sont rassemblés devant le palais du gouvernement pour demander la libération de leurs 27 militants -arrêtés l'autre soir devant l'édifice de la Sureté Nationale- tandis que les « sœurs » participaient massivement à la manif des femmes.
La fin de cette journée fut particulièrement tendue à Tahrir Square. Des groupes de dizaines de personnes (les baltagui) ont manifesté une hostilité inquiétante contre les occupants de la place, faisant monter la tension d'un cran. Les agressions se sont multipliées, y compris contre moi-même. J'ai alors compris que je devenais un témoin gênant...on cherchait à m'éloigner. Alors que je recueillais le témoignage d'un homme qui insistait lourdement pour que je le prenne en photo, un groupe hostile m'a entouré et les menaces ont fusé. Un homme habillé de noir m'a alors dégagée, emmenée dans la tente des réunions et finalement fait venir la police militaire... pour officiellement me protéger. J'ai quitté le camp encadrée par des militaires. Ce qui n'a pas empêché une foule excitée par je ne sais qui de nous suivre. Arrivée au poste militaire du Musée du Caire qui fait office de QG, j'ai dû attendre dans le froid durant plus de sept heures que l'on me rende mon passeport.
Bonne intuition ! Le soir même, le harcèlement du campement, notamment par des jets de pierres a commencé et a duré jusqu'à l'aube. Le harcèlement a repris dans la matinée du 9 mars. A la tombée de la nuit, les résistants de la place Tahrir furent finalement attaqués par des centaines de « baltaguis » armés de couteaux, de machettes et de torches incendiaires. Juste avant l'intervention des soldats. Des personnes ont été frappées et arrêtées, le campement a été entièrement saccagé, et même le drapeau égyptien qui flottait tel un symbole de renaissance au milieu du square a été retiré. Comme si on voulait éradiquer tout espoir de liberté et de démocratie ! [voir vidéos de l'attaque]
« On a tenu le coup durant quinze jours, malgré l'hostilité des suppôts du système et le dénigrement de la presse égyptienne », m'explique Wael Aly, une fois remis du choc. « Mais nous ne baissons pas les bras », ajoute-t-il malicieusement. «En nous réprimant et en arrêtant une centaine d'entre nous, le pouvoir viens finalement d'amplifier l'impact de notre action ». Il faut dire qu'il a eu chaud et qu'aujourd'hui il doit redoubler de vigilance. Les premières condamnations sont en effet tombées : 15 ans de prison ferme !
« Nous ne sommes pourtant pas des violents », s'insurge-t-il. « Nous voulons juste vivre libres et dignes. Cette courte expérience a prouvé que nous pouvions organiser la société et gérer nous-mêmes nos affaires ». Effectivement, le matin du 8 mars, le « Conseil des occupants de la place Tahrir » avait rendu public un certain nombre de règles à respecter et décidé de réorganiser le campement. Notamment en décidant de la création d'une sorte de police destinée à évacuer les éléments perturbateurs, en réservant une tente comme lieu de culte pour les Coptes et les Musulmans, une pour l'intendance, une pour la formation, et une destinée à accueillir les nécessiteux - un pécule leur étant remis chaque semaine à condition qu'ils renoncent à la mendicité. Bref, une administration comprenant la police, le culte, l'éducation et le social. Cela ne vous rappelle rien ? Quelque part au Mexique, dans les montagnes du Chiapas.
Photos de Rabha Attaf
Une version abrégée de ce reportage a été publiée par le magazine Les Inrockuptibles
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