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Blog régional de l'association Survie (Aude, Gard, Hérault,Lozère,Pyrénées-orientales)

mardi 15 mars 2011

Place Tahrir, avec les partisans de la République libre d'Egypte

par Rabha Attaf, Tlaxcala,  15/3/2011
Un vent de liberté souffle sur l'Égypte depuis cette journée historique du 11 février 2011, date de la révocation du général-président Hosni Moubarak par ses pairs et de sa fuite sans gloire vers Charm El Cheikh, station balnéaire aux allures de  coin de paradis, particulièrement appréciée des plongeurs du monde entier pour la transparence de ses eaux et la compagnie des dauphins.
Place Tahrir, le campement de la République libre d'Egypte

 
Un vent tellement grisant qu'un groupe irréductible d'activistes pacifiques -auxquels se sont jointes plus de 500 personnes- a décidé de faire le siège de la place Tahrir. Issus de différentes catégories de la société égyptienne -entrepreneurs, guides touristiques, ingénieurs, avocats, médecins, journalistes, étudiants, ou tout simplement hommes et femmes du peuple- ces derniers ont en effet décidé d'occuper, tel un défi démocratique, le centre de ce lieu hautement symbolique de la révolution égyptienne. Objectif : la promulgation d'une nouvelle constitution et la tenue d'élections libres après un an -et non quatre mois comme annoncé par le Conseil Suprême des Forces Armées à la tête du pays- pour permettre à la société civile égyptienne d'organiser sa représentation. L'enjeu est de taille : éviter ainsi que les aspirations démocratiques de la majorité jusque-là silencieuse ne se retrouvent coincées entre la puissante Confrérie des Frères musulmans (jusque là interdite de scrutin électoral en tant que parti) et le Parti National Démocratique, celui-là même sur lequel reposait le système népotique de Moubarak.
« Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore obtenu nos droits », m'explique Mustapha, un ingénieur quadragénaire à l'allure particulièrement soignée. « Le système doit être purifié de la corruption de haut en bas et ce qui s'est passé ici démontre que nous sommes encore loin des standards internationaux en matière de droits humains ». Malgré le tourisme de masse, véritable fleuron de l'économie nationale, l'Égypte, comme la Tunisie et d'autres pays arabes, est en effet régulièrement épinglée par Amnesty International et Human Rights Watch. Notamment à cause de « Amn Ad-Dawla », la Sûreté d’État, véritable police politique du régime dans les locaux de laquelle la pratique de la torture est monnaie courante. A se sujet, le Dr Mona Ahmed, psychiatre de son état et présidente du Centre Al Nadeem pour la réhabilitation des victimes de la torture m'avait d'ailleurs confié, lors de notre première rencontre, que, questionné sur le pourquoi de la torture, un agent d'Amn Ad-Dawla lui a tout simplement répondu : « Que peut-on faire d'autre pour obtenir des aveux ? C'est la seule méthode qui marche ! ». Monstrueux... comme si d'autres méthodes avaient été testées !


 

 
Avec ses camarades de combat, Mustapha fait partie des manifestants de la première heure : il a laissé famille et travail pour être au cœur de la « Révolution du 25 janvier ». Très vite, un attroupement se forme, les paroles fusent. Abdelghani, un jeune médecin âgé de 25 ans venu de Souk, une bourgade située à 200 km du Caire intervient :
-« Ici, on a appris la fraternité et le courage. On a affronté les balles et les jets de pierres. Les premiers chiffres donnent plus de 500 morts. Mais dans quelque temps on découvrira qu'il y en a eu beaucoup plus !
        Pourquoi vous êtes restés ?
        En tant que médecin, c'est mon devoir d'aider ces pauvres gens qui ont affronté la police du gouvernement avec leurs mains nues. Nous voulons tous vivre libres ! »
Et effectivement, avec quatre autres médecins, il a dressé un hôpital de campagne au centre du square. On y soigne, avec les moyens de bord, les quelques blessés qui affluent quotidiennement à la nuit tombée. Noyés dans la foule qui encercle le campement, les « baltaguiya », genre de voyous payés par la police et les affidés du régime, continuent de harceler les occupants de Tahrir. Chaque soir, le même scénario se reproduit : des jeunes manifestants sont agressés à l'arme blanche et l'armée est obligée de s'interposer pour protéger la place. Quand un provocateur est repéré, il est systématiquement remis entre les mains de la police militaire qui l'embarque au poste le plus proche. Car les occupants de la place Tahrir tiennent avant tout à rester pacifiques pour éviter l'évacuation !


Au centre de la place, un spectacle incroyable s'offre au regard des curieux. Juchée sur le terre-plein surélevé, la « République libre d'Égypte » a planté ses tentes de toiles et de plastique à l'abri desquelles des gens venus de tous horizons tiennent des forums jusqu'à l'aube, ivres de paroles et d'espérance. Des piquets reliés par des cordes délimitent son territoire dont l'accès est strictement contrôlé par des « check-points ». Impossible d'y entrer sans montrer patte blanche ! Bref, une sorte de petit État qui me rappelle la République Arabe Sahraouie du Front Polisario, en exil dans le désert algérien, au sud-ouest de Tindouf.
Juste devant, perché sur un muret à l'entrée de ce qui devait être certainement un square avant l'occupation de la place, un prêcheur musulman, micro au point, harangue la foule sur le ton d'un télé-évangéliste américain.
        « Le peuple égyptien est quoi ?
        Un peuple uni !
        Il est quoi ?
        Un peuple libre !
        Il veut quoi ?
        Le renversement du régime ! 
        Plus fort !
        Le renversement du régime !
 
Et de scander à tue-tête ce célèbre slogan de la Révolution tunisienne -« Chaab yourîd iskat en-nîdham ! » (le peuple exige le renversement du système !)- repris aujourd'hui aux quatre coins du monde arabe en révolte.
« Réjouissez vous, mes frères et mes sœurs, poursuit le prêcheur, ravi de son succès, la nation du prophète Mohamed s'est levée contre les puissants et les oppresseurs ! Les impérialistes doivent comprendre que désormais, tous les peuples du monde arabe vont se libérer... et libérer la Palestine !». Pour sûr, Ossama El Arabi -c'est le nom qu'il m'a donné- a un don oratoire particulier pour exalter la foule. Ces derniers, hypnotisés par les paroles et la voix de l'orateur, semblent maintenant dans un état second, prêts à le suivre jusqu'à Madinat Al Quods (nom de Jérusalem pour les Musulmans) !
Quelques pas plus loin, devant le monument érigé à la gloire des martyrs tombés sous les balles de la police et des miliciens du régime, le 28 janvier dernier, d'autres slogans repris en chœur par des hommes et des femmes à la mine réjouie chauffent l'atmosphère. Et pour cause, dès le coucher du soleil, le froid se fait sentir. Ce qui n'empêche pas les gens de faire la prière du couchant en plein air ! Ici, la foule s'agite dans tous les sens, hors de l'espace et du temps, tandis qu'autour de la place, la circulation -ou plutôt les embouteillages légendaires du Caire- a repris ses droits... à coup de klaxons incessants et de pots d'échappement crachant leur fumée polluée. Et ce, jusqu'à minuit, heure du couvre-feu durant lequel l'armée prend possession de la rue, bloquant notamment l'accès à la place Tahrir.
À l'entrée du camp, un espace de 17m de long sur 5m de large, entouré de bâches en plastique transparent, a été aménagé spécialement pour servir de lieu de réunion. C'est là que tout se décide. Chaque soir, le Conseil de la place Tahrir se réunit pour répartir les fonctions de chacun : service d'ordre, de nettoyage, de ravitaillement, de soins et même de relations publiques. Car il faut prendre le temps d'écouter les jeunes, de leur expliquer pourquoi il faut garder le contrôle de soi, ne pas s'énerver même quand on est insulté ou agressé. La révolution pacifique en somme ! Un homme à l'allure joviale et au regard vif me repère, alors qu'il est en pleine discussion avec des gens de tous âges assis autour de lui. Il me fait une place à ses côté. Lui, c'est Wael Aly, le principal animateur du Conseil des manifestants de la place Tahrir. "Les médias sont partis mais nous sommes restés avec le petit peuple", m'explique-il. « Car c'est lui, et lui seul, qui a été le fer de lance de cette révolution. Sans lui, la classe moyenne ne peut rien ». En Égypte, la classe moyenne ne représente en effet pas plus de 25 % d'une population de 80 millions d'habitants. Autant dire une goutte d'eau dans un océan ! « Les membres de la Coalition composée du mouvement Ikhtilaf (le changement), des Frères musulmans et d’autres groupes sont allés négocier avec le gouvernement. Mais ils ne réalisent pas que si demain ils essuient un échec, le peuple leur tournera le dos ! », poursuit-il. Logique : la trahison n'a jamais été payante ! Cadre dans une entreprise de tourisme, cet homme âgé de 42 ans a un véritable tempérament de chef d'orchestre. Sollicité de toutes parts pour résoudre les problèmes du quotidien ou s'interposer dans une discussion un peu trop agitée -histoire d'éviter tout dérapage violent. Précisons que les particules de plomb concentrées dans l'air du Caire ont pour effet de mettre le système nerveux à cran.
Pourquoi sa présence à Tahrir ? Tout a commencé pour lui le 25 janvier, alors qu'il était à la station balnéaire d'Urgada. Sa mère, affolée, lui a téléphoné pour l'informer que son jeune frère âgé de 22 ans se trouvait au milieu des manifestants, alors que les balles sifflaient de toutes parts -ce dernier se balade d'ailleurs encore avec du plomb dans la peau ! « Alors, le 27 janvier, j'ai quitté Urgada pour rejoindre Tahrir et je suis resté depuis », m'explique-t-il. « Mais la révolution, on la doit à Khaled Saïd ».
Khaled Saïd ? C'est un jeune d'Alexandrie qui a été assassiné par des policiers véreux le 6 juin 2010. Arrêté à la sortie d'un cyber-café devant ses amis, il a été embarqué et violemment passé à tabac dans le hall d'un immeuble, avant d'être jeté mort dans la rue pour servir d'exemple. « Cette affaire est particulièrement scabreuse », m'explique Wael. « Khaled Saïd était connu comme  un mordu d'internet. Un jour, il a mis en ligne un film montrant deux policiers en flagrant délit de racket sur la personne d'un dealer de shit. On les voit lui piquer de la came avant de l'embarquer. C'est vrai que Khaled fumait du hash, mais pas plus que les jeunes de son âge. Il avait l'habitude de se ravitailler au début de chaque mois, quand il recevait un peu d'argent de son frère qui travaille à l'étranger. Alors, ils l'ont suivi pour le voler et se venger de lui ».
Un ami de Khaled écoute notre conversation. Il confirme en hochant la tête. Pour maquiller le crime, les deux policiers en civil ont, d'après des témoins, embarqué Khaled dans le hall d'un immeuble. Son corps sera retrouvé quelques heures plus tard avec... une poignée de marijuana enfoncée dans la gorge. Version officielle : il se serait étouffé en voulant dissimuler de la drogue. Grotesque ! « Tout le monde sait ici qu'il est impossible de trouver de la marijuana à  Alexandrie ! », m'affirme-t-on. « Du cannabis oui ! L'herbe, on la trouve seulement au Caire ! ».
Très vite, la famille et les amis de Khaled réagirent. Dépôt de plainte et création d’une page Facebook, « Nous sommes tous Khaled Saïd ». L'histoire a fait le tour du monde, jusqu'à Miami.  Les amis de Khaled ont témoigné devant le juge. Mais en vain : les policiers ne sont toujours pas inculpés. Alors des consignes de résistance pacifique furent affichées sur la page, genre : « Si un policier vient vers toi, ne lui parle pas. S'il te dit dégage, ne réponds pas et passe ton chemin, etc. ». Devant ce   nouveau   comportement des jeunes, les policiers d'Alexandrie ont pris peur. Car le cas de Khaled est loin  d'être isolé : plusieurs jeunes sont morts dans des conditions similaires sans que leur meurtre ne soit élucidé et les auteurs poursuivis.
C'est ce groupe constitué autour de l'affaire Khaled Saïd qui a appelé aux premières manifestations de janvier dernier, à la place Tahrir. Le « téléphone arabe » et les connexions internet ont fait le reste. Depuis, Khaled Saïd est devenue une figure de proue de la révolution égyptienne du 25 janvier. A ce jour, le procès des policiers n'a pas encore eu lieu. L'audience prévue le 26 février dernier a été reportée. Ce qui a provoqué un sit-in devant le palais de justice d'Alexandrie. L'oncle de Khaled Saïd, Ali Kassem, a accusé Mamdouh Marey, l'ex-ministre de la Justice, d’avoir collaboré avec la Sûreté de l'État pour éviter les poursuites contre les policiers Mahmoud Salah Mahmoud et Awad Ismael Soliman. La rumeur d'Alexandrie dit que ceux-ci ont pris la fuite...

Carlos Latuff


Pas étonnant donc que les manifestants s'en prennent maintenant aux édifices de la Sureté de l'État! Non loin de la place Tahrir, des clameurs résonnent. Telle une trainée de poudre, l'info a fait le tour du Caire. Les Frères Musulmans manifestent devant le quartier général de la Sureté Nationale situé dans la vieille ville. Des coups de feu provenant de tireurs embusqués ont même été tirés en direction des militaires stationnés devant l'édifice, semant une confusion générale. Quatre soldats ont été grièvement blessés. Finalement, les manifestants ont investi l'immeuble, allant de découvertes macabres en découvertes ahurissantes : des dossiers complets sur des militants de   la société civile, des rapports contenant le détail de leurs e-mails et communications sur les réseaux sociaux, mais aussi, au quatrième sous-sol, des appartements privés et des cellules. Aussitôt, la consigne a été donnée de préserver les archives en vue de procès de dignitaires de l'ancien régime, eux aussi « traités » par la police politique.

 
Et pour cause : plusieurs immeubles de la Sureté ont en effet flambé la veille. Ces incendies sont curieusement tombés à point. Les manifestations organisées par les Frères Musulmans sur la place Tahrir, véritable marée humaine réunissant plus de 100 000 personnes tous les vendredis depuis la fin janvier, demandaient, entre autres revendications, la démission du général Ahmed Chafik, nommé Premier ministre avant la chute de Moubarak et la dissolution de la Sureté Nationale. Ces incendies ont emporté dans le secret des fumées les archives de cette police politique honnie par les Égyptiens à cause de sa corruption et de sa violence. Un nouveau gouvernement venait d'être nommé, composé de personnalités réputées « intègres». Et lors de la manifestation du 4 février dernier, Essam Sharef, le nouveau Premier ministre, ovationné par la foule, avait promis de faire le ménage. Ceci explique peut-être cela !

 
Mais la petite République de Tahrir Square n'a pas pour autant levé le camp. Car les Égyptiens, véritables hypnotiseurs du verbe, savent bien que les paroles s'envolent. D'autant que jusqu'à présent, le Conseil Suprême des Forces Armées -qui a pris la tête du pays pour officiellement assurer la transition démocratique- s'est contenté d'annoncer un simple lifting de la Constitution en prenant soin de « mouiller » l'opposition nouvellement intégrée au jeu politique dont il édicte les règles. Il a même fixé un calendrier de seulement six mois pour faire muter le système vers la démocratie. Un référendum sur les modifications de la Constitution est même annoncé pour le 19 mars prochain. « Impossible d'opérer un changement en si peu de temps ! », s'insurge Ossama, un avocat du Groupe de défense des personnes arrêtées en janvier. « On se moque vraiment du peuple ! ».
Pas étonnant dès lors que tout le monde ici soit dans l'expectative. La nouvelle composition du gouvernement a de nouveau provoqué des débats houleux sous la tente du Conseil. Mohammed Abou Farès, un entrepreneur en import-export, qui a roulé sa bosse dans plusieurs pays d'Europe durant sa jeunesse après un rapide passage à la Sorbonne, m'interpelle justement à ce sujet : « Le nouveau gouvernement comporte en son sein quatre ministres de l'ancien régime. Comment pouvons-nous lui faire confiance pour réaliser les aspirations de notre jeunesse ? La Constitution doit intégralement être changée. On a besoin de plus de garanties car nous n'avons connu jusque-ici que des régimes militaires répressifs ». Les discussions se prolongeront jusqu'au petit matin....

 
Place Tahrir, les jours se suivent et ne se ressemblent pas ! Un jour ce sont les lycéens et leurs enseignants qui manifestent devant leur ministère de tutelle, le lendemain ce sont les étudiants et universitaires, les avocats, les journalistes, les fonctionnaires... et même les sans-logis ! En Égypte, le système scolaire est véritablement sinistré, sauf pour les gens aisés qui ont les moyens de payer les « High Schools » à leurs enfants ou de les envoyer à l'étranger. Les autres, se débrouillent avec les moyens de bord, des salaires de misère ridicules (de 100 à 300 livres dans le public, jusqu'à 500 dans le privé, soit de 20 à 65 euros par mois !). Sans compter les 25 millions de chômeurs, dont une partie se démène avec des petits boulots au jour le jour, alors que 5% de nantis détient 70% de la richesse nationale.
La composition sociale des visiteurs qui viennent quotidiennement soutenir les résistants de Tahrir a aussi changé. Des personnes appartenant à des catégories plus aisées se mélangent maintenant aux populaires : des affairistes et même des intellos -genre bobos parisiens qui se font prendre en photo devant le portrait des « martyrs de la Révolution »... Même Wael Bichri, un animateur vedette de la télévision Dream 2 a fait le déplacement. Des admiratrices en hijab se sont agglutinées autour de lui pour  arracher un autographe. Pas étonnant : cet homme élancé aux cheveux argenté est plutôt beau gosse ! Autre attroupement, autre excitation : Abdallah Assam, un chanteur populaire connu dans tout le monde arabe,  a aussi fait le déplacement. Un juge est aussi de la partie, en représentation pour le Syndicat de la magistrature dont le président, Achraf Zahram, n'a pas hésité a soutenir les occupants de Tahrir dès le début. Rencontré au siège du club de la presse, situé aussi à proximité de la place, ce dernier m'explique sa démarche : « Ce que nous demandons est simple : que le peuple égyptien décide enfin de son destin, élise souverainement ses dirigeants, un gouvernement civil et non militaire. Bref, la démocratie ! Mais aussi qu'un terme soit mis à la corruption dans tous les milieux, et que justice soit rendue aux martyrs de la révolution. Car notre peuple vient de prouver au monde entier qu'il est digne de la démocratie et mérite le soutien de toutes les nations libres ». Et de m'expliquer que la lutte contre la corruption est menée dans l'appareil judiciaire depuis les dernières élections de la corporation.
Mais en ce 8 mars 2011, « Women’s Day », la place Tahrir a été investie par des dizaines de milliers de femmes, voilées ou non. Tout de suite après la manifestation, Nehad Abu Elkomsan, avocate et présidente du Centre égyptien pour le droit des femmes, a tenu personnellement à rencontrer les membres du Conseil et à visiter le campement. « Nous sommes venues pour saluer nos martyrs de la révolution et rappeler que la  femme ne doit pas être oublié dans cette transition démocratique. Nous avons constaté qu'il n'y a aucune femme dans le nouveau gouvernement. On ne peut pas parler de démocratie sans participation des femmes à différents niveau du pouvoir alors qu'elle est le pivot de la société égyptienne, s'exclame-t-elle indignée. « C'est une question nationale et pas seulement de genre !». Pas évident à faire accepter, car la société égyptienne, dont 25 millions sont totalement illettrés, est encore marquée par un conservatisme coutumier. A l'extérieur du square, des contre-manifestants brandissent d'ailleurs des pancartes avec l'inscription « Not Now! »
« Mais ne nous y trompons pas! », précise-t-elle, « la question des femmes est une question de transformation culturelle et non d'idéologie. La preuve c'est que les Frères Musulmans, réputés pourtant conservateurs, sont plus ouverts sur cette question que les partis libéraux ! ». Ce matin même, les frères ce sont rassemblés devant le palais du gouvernement pour demander la libération de leurs 27 militants -arrêtés l'autre soir devant l'édifice de la Sureté Nationale- tandis que les « sœurs » participaient massivement à la manif des femmes.
La fin de cette journée fut particulièrement tendue à Tahrir Square. Des groupes de dizaines de personnes (les baltagui) ont manifesté une hostilité inquiétante contre les occupants de la place, faisant monter la tension d'un cran. Les agressions se sont multipliées, y compris contre moi-même. J'ai alors compris que je devenais un témoin gênant...on cherchait à m'éloigner. Alors que je recueillais le témoignage d'un homme qui insistait lourdement pour que je le prenne en photo, un groupe  hostile m'a entouré et les menaces ont fusé. Un homme habillé de noir m'a alors dégagée, emmenée dans la tente des réunions et finalement fait venir la police militaire... pour officiellement me protéger. J'ai quitté le camp encadrée par des militaires. Ce qui n'a pas empêché une foule excitée par je ne sais qui de nous suivre. Arrivée au poste militaire du Musée du Caire qui fait office de QG, j'ai dû attendre dans le froid durant plus de sept heures que l'on me rende mon passeport.
Bonne intuition ! Le soir même, le harcèlement du campement, notamment par des jets de pierres a commencé et a duré jusqu'à l'aube. Le harcèlement a repris dans la matinée du 9 mars. A la tombée de la nuit, les résistants de la place Tahrir furent finalement attaqués  par des centaines de « baltaguis » armés de couteaux, de machettes et de torches incendiaires. Juste avant l'intervention des soldats. Des personnes ont été frappées et arrêtées, le campement a été entièrement saccagé, et même le drapeau égyptien qui flottait tel un symbole de renaissance au milieu du square a été retiré. Comme si on voulait éradiquer tout espoir de liberté et de démocratie ! [voir vidéos de l'attaque]
« On a tenu le coup durant quinze jours, malgré l'hostilité des suppôts du système et le dénigrement de la presse égyptienne », m'explique Wael Aly, une fois remis du choc. « Mais nous ne baissons pas les bras », ajoute-t-il malicieusement. «En nous réprimant et en arrêtant une centaine d'entre nous, le pouvoir viens finalement d'amplifier l'impact de notre action ». Il faut dire qu'il a eu chaud et qu'aujourd'hui il doit redoubler de vigilance. Les premières condamnations sont en effet tombées : 15 ans de prison ferme !


« Nous ne sommes pourtant pas des violents », s'insurge-t-il. « Nous voulons juste vivre libres et dignes. Cette courte expérience a prouvé que nous pouvions organiser la société et gérer nous-mêmes nos affaires ». Effectivement, le matin du 8 mars, le « Conseil des occupants de la place Tahrir » avait rendu public un certain nombre de règles à respecter et décidé de réorganiser le campement. Notamment en décidant de la création d'une sorte de police destinée à évacuer les éléments perturbateurs, en réservant une tente comme lieu de culte pour les Coptes et les Musulmans, une pour l'intendance, une pour la formation, et une destinée à accueillir les nécessiteux - un pécule leur étant remis chaque semaine à condition qu'ils renoncent à la mendicité. Bref, une administration comprenant la police, le culte, l'éducation et le social. Cela ne vous rappelle rien ? Quelque part au Mexique, dans les montagnes du Chiapas.

Photos de Rabha Attaf
Une version abrégée de ce reportage a été publiée par le magazine Les Inrockuptibles

lundi 14 mars 2011

Burkina Faso : comme un ras-le-bol social qui résonne dans toute l’Afrique : Blaise Compaoré, dégage !

par Zinaba Aboudou Rasmane & Pauline Imbach, CADTM, 14/3/2011
Un fait divers à l’allure d’une mauvaise série B met le feu aux poudres...
Pour comprendre ce qui s’est passé à Koudougou, un bref retour en arrière sur la situation s’impose.
Tout a commencé par une bagarre entre deux jeunes élèves, une fille et un garçon, d’un lycée de Koudougou (3ème ville du pays à 150 km de Ouagadougou la capitale). Après une paire de gifles qu’elle a reçue du jeune homme, la fille, petite amie d’un policier, s’en est allée porter plainte. Jusqu’ici tout va bien. Mais voilà que le jeune homme, Justin Zongo, ne répond pas à la plainte, ce qui énerve notre policier, ami de la victime. Celui-ci décide alors de venir chercher le jeune homme en pleine classe pour l’amener de force au commissariat, outrepassant le fait que les forces « du désordre » ont l’interdiction d’agir dans les établissement scolaires sans autorisation préalable. Une fois au commissariat, le jeune étudiant est passé à tabac dans les règles de l’art avant d’être relâché. Le jeune homme cherche alors du soutien en avertissant le procureur de Koudougou de la situation, qui convoque et sermonne le policier. Ce dernier retourne alors chercher Justin Zongo qui, trainé au commissariat est de nouveau passé à tabac. L’étudiant ne se remettra pas des coups reçus et il décèdera des suites de ses blessures, après avoir été hospitalisé. Ses camarades de classe, qui avaient suivi de près cette affaire, organisent une marche jusqu’au gouvernorat de Koudougou. Là, le gouverneur déclare que le décès est dû à une méningite et un acte de décès est rédigé précipitamment pour confirmer cette thèse officielle. Cela n’est pas sans rappeler l’acte de décès de Thomas Sankara, sur lequel était mentionné “mort de mort naturelle”...
 

Le père de Justin et une de ses tantes
Injustices et répressions...
Le 24 févier, face à cette injustice criante, les étudiants se sont révoltés mettant le feu au gouvernorat, au commissariat et à une douzaine de véhicules. Les CRS de Koudougou (qui disposent d’un camp depuis peu dans cette ville « pour redresser la population » connue, depuis l’affaire Norbert Zongo, comme « rebelle » du Burkina Faso) viennent prêter main forte aux policiers. Ils ouvrent le feu et tuent le fils d’un commerçant. Immédiatement c’est toute une ville qui se lève et s’oppose aux forces du désordre. Puis rapidement le mouvement gagne les villes voisines de Poa, Kindi, Léo, Réo et tous les environs avant d’atteindre une semaine plus tard (le 7 mars) les villes de Bobo Dioulasso et Ouahigouya au nord du pays. Élèves et étudiants brûlent les commissariats en signe de protestation contre cette bavure policière. Bilan officiel : 6 morts, de nombreux commissariats brûlés et des policiers chassés de certaines villes.
...augmentation des tensions !
Pour apaiser les tensions, surtout en plein FESPACO (Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou), les autorités ne lésinent pas sur les moyens. Outre la répression, elles décident de fermer les lycées, les collèges et les universités, craignant que le mouvement prenne une allure révolutionnaire à l’odeur de jasmin. Elles mettent également en place un comité de sages à Koudougou et utilisent les chefs traditionnels, aujourd’hui véritables sbires du régime, pour rencontrer les associations d’élèves et les calmer.
 
Seulement voilà, les jeunes semblent déterminés. Alors que la reprise des cours devait se faire le 7 mars, à Koudougou un grand sit-in a été organisé à l’occasion duquel une grève de 72 heures à été votée pour que justice soit rendue aux camarades assassinés pendant les révoltes. À Ouagadougou, à l’appel des partis d’opposition, une marche, suivie d’un meeting sur la place de la révolution, a également été organisée. La journée du 7 mars a donc été plus que mouvementée partout dans le pays. Une dizaine de localités ont connu des manifestations et des commissariats ont été incendiés, des édifices publics vandalisés, des barricades érigées, des grèves et marches organisées.
 
De plus, le 11 mars, à l’appel de l’Association Nationale des Étudiants du Burkina (ANEB), une marche contre l’impunité et pour le jugement de tous les acteurs de ce crime crapuleux a été organisée. Partis de l’Université de Ouagadougou, 7000 étudiants se sont mis en route vers le siège de la Direction Générale de la Police Nationale. Rapidement bloqués par la police sur l’avenue Charles de Gaule qui mène au centre ville, les étudiants se sont organisés en front et se sont dirigés vers les commissariats de quartiers pour les incendier. Durant la marche, de nombreux étudiants ont été blessés par des jets de pierres et de lacrymogènes. Une vingtaine de personnes auraient été arrêtées. Durant cette marche de nombreux slogans visaient directement Blaise Compaoré et sa clique. Le mouvement semble donc s’élargir autour de revendications dépassant le meurtre du jeune Justin Zongo.
 
Depuis le début du mouvement, et en plein FESPACO, les enfants de Facebook, ont bien tenté d’élargir les revendications avec notamment la création d’un profil « Blaise Compaoré dégage |1| » ou en appelant à deux reprises à des mobilisations autour du Rond-point des cinéastes, lieu symbolique en plein festival cinématographique. Mais peu de gens ont répondu présents. Le FESPACO semblait pourtant être un moment idéal pour faire entendre la grogne sociale...
 
Aujourd’hui, la jeunesse burkinabé est toujours dans la rue, mais il semble difficile de dire ce qui se passera dans les jours à venir si le reste de la population ne se mobilise pas à ses côtés. Alors que la grève de 72 heures de Koudougou touche à sa fin, une grève de 72 heures vient d’être décidée à Ouagadougou. « Les forces critiques » composées d’associations et de partis politiques d’opposition, qui avaient joué un rôle important dans le mouvement de contestation qui avait suivi l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, ne constituent plus un moteur de résistance depuis ces dernières années. Aujourd’hui, alors qu’elles ont toujours une forte capacité de mobilisation, elles se sont contentées de condamner les faits, ne cherchant pas à construire un rapport de force en faveur des populations en élargissant les revendications.
Blaise Compaoré dégage !
24 ans de dictature et d’impunité ! Ça suffit, Blaise Compaoré dégage ! Arrivé au pouvoir par un coup d’État et l’assassinat de Thomas Sankara, Blaise Compaoré s’y maintient et compte bien y rester. Trucage des élections, changement de la constitution, rien ne semble l’arrêter. « Réélu en novembre au terme d’un scrutin contesté, avec seulement 1,5 millions de voix (soit 80% des suffrages exprimés !) dans un pays qui compte 16 millions d’habitants, il entend désormais modifier la constitution pour pouvoir conserver son fauteuil indéfiniment » |2|. Son fauteuil, il le doit à ses amis de la Françafrique qui, depuis quelques années, lui confèrent le statut de vieux sage et de faiseur de paix dans la sous-région, et à ses amis de Washington qui ont félicité le Burkina en le qualifiant de « bon élève du FMI ». Le bon élève, pour le FMI, c’est celui qui paye ses dettes et qui applique les réformes économiques préconisées par l’institution, sans ce soucier de leurs impacts sur la population. Blaise Compaoré est, il est vrai, de ce point de vue, un élève modèle. En 2009, la dette publique extérieure du Burkina Faso atteint légèrement plus de 2 milliards de dollars |3| contre 832 millions de dollars en 1990. En 2009, le service de la dette s’est élevé à 52,3 millions de dollars.
 
En vingt ans de service, la politique de Blaise Compaoré a multiplié par deux et demi la dette extérieure publique du pays. Dans le même temps, un véritable programme de démantèlement des services publics a débuté, avec la signature en 1991 du premier plan d’ajustement structurel.
 
Comme ses confrères d’Afrique du nord, Compaoré a aujourd’hui de quoi s’inquiéter, la jeunesse burkinabée semble déterminée à mettre fin à ce trop long règne. « Le monde est un village planétaire et les échos des luttes contre les régimes dictatoriaux de l’Afrique du nord résonnent dans les consciences des jeunes du Burkina. La contagion des révolutions tunisienne et égyptienne menace le Burkina par la similitude des longs règnes et les pratiques des pouvoirs » |4|.
Notes
|3| Le Burkina Faso en chiffre, édition 2010, INSD www.insd.bf

vendredi 11 mars 2011

Burkina Faso : La France doit cesser de soutenir un dictateur face à la révolte de son peuple !



Après 24 ans de dictature et d’impunité, l’explosion de colère de la jeunesse burkinabé face au régime de Blaise Compaoré s’étend à tout le pays. Les manifestations se multiplient et les symboles du pouvoir sont incendiés. En continuant à soutenir, à contrecourant de l’Histoire, un des dictateurs « amis de la France », la diplomatie française prend à nouveau le risque de se discréditer.
La mort, le 20 février à Koudougou, d’un collégien à la suite d’exactions policières, a mis le feu aux poudres : les jeunes se sont révoltés après les déclarations officielles attribuant le décès à une méningite. Depuis le 22 février, des manifestations violemment réprimées se succèdent dans la plupart des villes du pays, moyennes ou petites, et aujourd’hui dans la capitale. Ces répressions ont fait plusieurs morts. A Ouahigouya, Yako, Koupéla, Léo, Dori, Gourcy et ailleurs encore, les jeunes ont incendié les commissariats de police, parfois les locaux du parti au pouvoir et les bâtiments des autorités régionales.
Cette révolte est celle à laquelle est contraint un peuple qui ne croit plus en d’autres alternatives : arrivé au pouvoir par un coup d’Etat, Blaise Compaoré s’y maintient depuis 24 ans par des élections truquées. « Réélu » en novembre au terme d’un scrutin contesté, avec seulement 1,5 millions de voix (soit 80% des suffrages exprimés !) dans un pays qui compte 16 millions d’habitants, il entend désormais modifier la constitution pour pouvoir conserver son fauteuil indéfiniment. Aux côtés de Paul Biya, au pouvoir depuis 1982 ou de Denis Sassou Nguesso, il fait figure de doyen de la Françafrique, dépassant en longévité le régime d’un Ben Ali. Cet embrasement, que les structures politiques et syndicales ne parviennent pas à canaliser, est aussi le résultat logique est inéluctable de 23 ans d’impunité et de criminalité politique : assassinats politiques non élucidés (dont celui du journaliste Norbert Zongo en 1998), disparitions de dirigeants de syndicats étudiants, répression violente et systématique des manifestations étudiantes et lycéennes. Quant aux procédures judiciaires lancées par la famille du président Thomas Sankara pour connaître la vérité sur son assassinat en 1987, elles n’ont à ce jour connu aucune suite.
Les autorités françaises ont jusqu’à présent renouvelé sans cesse leur soutien à ce pouvoir criminel pour en faire un point d’appui de leur influence dans la région. Invité d’honneur de l’Elysée, le 14 juillet dernier, Blaise Compaoré accueille avec bienveillance les troupes d’élites françaises dépêchées dans la zone sous le prétexte de lutter contre AQMI , avec les résultats que l’on connait, et est sans cesse présenté par ses amis français comme un homme de paix dans la région. Pourtant, il est persona non grata en Côte d’Ivoire, suspecté d’avoir depuis toujours soutenu les rebelles aujourd’hui alliés à Alassane Ouattara, ce que les câbles de Wikileaks tendent à confirmer ; et au Tribunal spécial sur la Sierra Leone, le bureau du procureur a reconnu mercredi que tant Mouammar Kadhafi que Blaise Compaoré avaient soutenu Charles Taylor dans l’un des conflits les plus sanglants du continent. Quant à la Sécurité présidentielle qui orchestre depuis toujours la répression au Burkina, son chef, Gilbert Diendéré avait été décoré de la Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy en 2008.
La jeunesse burkinabé démontre que les révolutions face aux dictateurs ne sont pas l’apanage du Maghreb et du Moyen-Orient et que la « théorie de la stabilité », que la France a toujours promue en soutenant sans complexe les pires dictatures du continent, est une impasse stratégique en plus d’être un crime politique intolérable. Du Congo-Brazzaville, où l’Elysée a également fait décorer de la Légion d’honneur le chef de la Sécurité le mois dernier, jusqu’à Djibouti, où les autorités répriment violemment les manifestations populaires depuis fin janvier, les peuples africains attendent de la France qu’elle cesse de mettre son « savoir-faire » au service des autocrates.
L’association Survie renouvelle donc son appel au gouvernement à mettre fin à toute coopération militaire et policière avec ces régimes, avant que l’Histoire ne l’y contraigne à nouveau.
Contact presse : Stéphanie Dubois de Prisque – Chargée de communication de Survie
stephanie.duboisdeprisque(a)survie.org
01 44 61 03 25

jeudi 10 mars 2011

L’annulation de la dette risque-t-elle d’aggraver la situation financière de la Tunisie ?

par Fathi Chamkhi, Tlaxcala,  10/3/2011
Ben Ali s’est enfui en laissant derrière lui une ardoise assez lourde ; notamment une dette extérieure publique de plus de 15 000 millions de dinars. Le peuple tunisien s’est débarrassé de son dictateur, quoi de plus légitime qu’il veuille se débarrasser aussi de la dette qu’il a laissé derrière lui ?
Un dictateur qui a bénéficié de facilités de crédits de la part de créanciers qui connaissent parfaitement à qui ils avaient affaire. Une partie de cette dette a servi à opprimer le peuple tunisien, tandis qu’une autre partie a été détournée par Ben Ali et ses clans. Par conséquent, une dette qui n’a pas servi les intérêts des Tunisiens. Autrement dit, une dette qu’il est juste de qualifier d’odieuse et qui doit être, de ce fait, répudiée.
La finance internationale ne l’entend pas de cette oreille. Le déboulonnement du dictateur a été
sanctionné par les agences de notation de la Tunisie (R&I, Fitch, Moody’s et Standard & Poor’s) en baissant sa note ! Le peuple tunisien qui vient de recouvrer sa liberté en chassant son dictateur écope d’une mauvaise note.

Réagissant à cette baisse, certaines personnes, souvent bien intentionnées, ont tiré la sonnette d’alarme : la baisse de la note serait porteuse de menaces, notamment le renchérissement du coût de l’emprunt. En effet, quand la note baisse, la prime de risque augmente, donc l’emprunt coûte plus cher, risquant par là même de compliquer davantage la situation financière de la Tunisie.
Signalons tout d’abord que la baisse de la notation de la Tunisie n’est pas une réponse à la campagne de l’annulation de la dette que l’association Raid Attac Cadtm Tunisie vient de lancer, mais plutôt une sanction de la révolution. Cela dit, c’est une preuve on ne peut plus claire que la logique qui sous-tend la dette est une logique qui est contraire aux intérêts vitaux du peuple tunisien, et par conséquent justifie notre action qui vise son annulation.
En somme, face à la dette, il n’y a que deux positions tenables : la docilité absolue ou la rupture totale. Notre choix est la rupture des liens de la dette. De ce point de vue, il n’y a plus de place à la question de la notation. Ceux qui nous opposent cette question se situent, bien au contraire, dans la logique de la soumission à la dette.
Devons-nous craindre la rupture avec la dette ? La campagne de l’annulation de la dette est-elle porteuse de risques financiers pour la Tunisie ? Notre réponse est catégorique : non, la répudiation de la dette va dans le sens des intérêts de la Tunisie. En effet, elle a intérêt à la rupture puisque le solde des transferts nets, au titre de la dette à moyen et à long terme, est négatif. En d’autres termes, la Tunisie, du moins sur les 23 dernières années, a remboursé plus qu’elle n’a reçu au titre de l’endettement extérieur. Elle est fournisseur net de capitaux. En arrêtant les remboursements, c’est vrai que la Tunisie n’aura plus, peut-être, de nouveaux prêts, mais en bout de course elle aura tout de même gagné financièrement, et bien sûr politiquement puisque sa souveraineté en sera renforcée. Alors, de grâce cessons de parler de l’endettement en tant que source de financement
C’est simple, si on ne paie plus la dette, on n’a plus besoin d’emprunter et on utilise l’argent prévu au budget pour le remboursement de la dette pour augmenter les dépenses sociales et stimuler l’économie. On prélève également des impôts sur les hauts revenus, sur les grandes fortunes et sur les bénéfices des grandes entreprises nationales ou étrangères. Il faut aussi baisser la TVA sur les produits et services de première nécessité, instaurer un contrôle des changes et des mouvements de capitaux pour éviter leur fuite vers l’extérieur. Il y a lieu aussi de combattre durement la grande fraude fiscale
Enfin, si on répudie la dette et qu’on ne contracte pas de nouveaux emprunts extérieurs on n’a pas à se préoccuper de la dégradation de la cote de la Tunisie par les marchés financiers.
L'agence de notation Fitch Ratings a annoncé ce mercredi qu'elle abaissait d'un cran la note de la dette à long terme de la Tunisie à BBB- et maintenu sa perspective "négative", en raison des incertitudes entourant la situation économique et politique du pays.
"La dégradation (de la note) reflète les incertitudes entourant la stabilité (politique) de la Tunisie et la politique économique dans cette période de transition difficile", justifie l'agence de notation dans une note.
"Même si la transition vers la démocratie pourrait améliorer la confiance à long terme, l'agitation politique a détérioré les perspectives économiques à court terme, les finances publiques et le système financier", précise Fitch.

Source : Agence France Presse, 2 mars 2011

Un précédent historique : 1864-1881

1881 : signature du Traité du Bardo, par lequel la France impose le Protectorat
“L’homme s’appelle Georges, fils de Stéphanis Kalkias Stravelakis, né vers 1817 dans l’île de Chio en Grèce, à une époque où celle-ci faisait partie de l’Empire Ottoman, comme la Tunisie.


Le jeune Georges a été emmené à Smyrne en Turquie, en compagnie de son frère. Ils y furent vendus comme esclaves. Georges fut revendu par la suite à Tunis sous le règne de Hussein Bey, vers 1830. Il avait alors 13 ans et un nouveau nom, Mustafa. Affranchi, il devient très vite le favori de la cour beylicale et le gardien du trésor particulier du Bey Ahmed.


Puis c’est l’entrée au gouvernement où il cumula les portefeuilles des finances “Khaznadar”, de l’intérieur et de la régence. En 1857, il devient sous le règne de M’Hamed Bey, premier ministre tout en gardant les ministères de l’intérieur et des finances. Il avait alors quarante ans. Ne me demandez surtout pas le secret de cette promotion fulgurante, il est dans les livres d’histoire de la dynastie Husséinite. Mais ce n’est pas le plus important. L’important est dans l’usage que ce super-ministre a fait de ses pouvoirs exorbitants.


Dans son livre Notre ami le Roi, Gilles Perrault écrit que « le Maroc est une bonne affaire ». L’ami Gilles ne semble pas connaître suffisamment la Tunisie parce qu’elle est plus qu’une bonne affaire. C’est une excellente affaire et sans risque aucun.

Voyons !


Georges le Grec, devenu Mustafa le Tunisien, détenteur de tous les pouvoirs face à un Bey fainéant, réduit à un rôle d’apparat et maître de son seul Harem, devint un véritable dictateur. Vorace, il fait main basse sur le pays et les hommes.


Nous sommes en 1864 : le désordre financier est total, les faillites en série dans le commerce et l’artisanat, le pays est saigné à blanc. Ayant besoin de plus en plus d’argent, l’État double les impôts et, les mauvaises récoltes aidant, met à genoux la paysannerie et l’ensemble de la population. Comme personne n’avait plus rien à perdre, c’est le soulèvement général.


La révolte est réprimée dans le sang, en quelques mois, au prix de massacres et de destructions, ce qui ne fait qu’aggraver la situation. Le pays est exsangue et la soif d’argent de l’Etat n’a plus de limite. Le Khaznadar est obligé de contracter des dettes auprès des pays étrangers, la France, l’Angleterre et l’Italie. puis ce fut  au tour des usuriers d’entrer dans le jeu, mettant le pays en faillite.


Écoutez ce qu’un témoin privilégié de cette époque, Mohamed Bayram Al Khamès, écrit dans une lettre à un ami  (Safouet El Itibar) :

« Si vous voyez l’état des lieux, vous serez terrorisé et vous prendrez la fuite : les loups qui assassinent, les chacals qui rusent à défaire les alliances, les requins, la gueule grande ouverte, pour engloutir les biens. C’est une situation affligeante pour tous ceux qui préfèrent le combat loyal et dont les effets annihilent les plus hautes montagnes et déshonorent les femmes nobles. C’est le pays tout entier qui menace de disparaître. Les cœurs sont saisis d’effroi, l’espoir disparaît, la fin s’approche et tout remède devient impossible ».


Vous connaissez la suite : la commission internationale de contrôle financier, puis la main-mise directe sur le pays, par l’instauration du protectorat français en 1881. Pour une période de 75 ans. L’humiliation coloniale. Une de plus !


Nous sommes actuellement en 1999. Mustafa Khaznadar n’est plus. Notre Khaznadar à nous s’appelle Ben Ali. Il n’est pas étranger au pays, mais a fait de ses concitoyens, des étrangers dans leur propre pays. Il n’est pas non plus un esclave affranchi, mais a fait, au bout de seulement douze ans, des citoyens libres d’une république indépendante, les sujets dociles d’une république bananière.”
Ahmed Manaï, intervention à la la rencontre Tunisie : Torture, Prisons et Prisonniers Politiques du 26 juin 1999  à l’occasion de la Journée internationale des Nations unies en soutien aux victimes de la torture, Paris.